V.

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Estrella ferme les yeux. Une larme roule le long de sa joue rosie par le froid, suivie d'une seconde, puis d'une énième. Toutes sèchent à mi-chemin entre sa mâchoire supérieure et son menton ; peut-être est-ce le vent qui pris de compassion, boit sa peine et l'en décharge. Le jour où sa mère et elle apprirent ce qui est advenu de son père, pourtant, les fenêtres étant fermées, il n'avait pu empêcher des torrents de larmes de couler.

Estrella s'en souvient comme de sa matinée ; paupières closes, elle fait défiler à nouveau ces images douloureuses qu'elle aurait voulu effacer de sa mémoire.

L'atmosphère tiède de cette mémorable fin de soirée de printemps s'en vient du passé pour l'aider dans la reconstitution du souvenir. Quand elle étreint Estrella, tout dans son esprit devient clair comme de l'eau de roche. Un poulet au thym rôtissait dans le four de la cuisine, et son parfum alléchant chatouillait les narines d'Estrella, qui s'employait à coiffer sa poupée devant la cheminée. Sa mère, Alba, fredonnait un air andalous dans la cuisine, chantait la tragédie d'amour d'un berger et de la lune tout en surveillant la cuisson du dîner. La sonnerie de la porte retentit ; la mère d'Estrella lui commanda d'aller ouvrir, ce qu'elle fit. A peine eut-elle entrouvert la porte qu'elle se prit un nuage de fumée en pleine figure et se mit à tousser. Leur visiteur se confondit en excuses, jeta sa cigarette à ses pieds et l'écrasa en lâchant un juron incontrôlé qui fit reculer Estrella de méfiance. Epoussetant le col de son manteau, il adressa un regard oblique à la petite fille qui lui faisait face, visiblement stupéfait de la rencontrer. Il ouvrit la bouche, l'air de vouloir émettre une remarque désobligeante, mais aucun son ne franchit ses lèvres, et quoiqu'Estrella eut été curieuse d'en connaître la nature - la trouvait-il trop petite ? trop mince ? trop laide ? aspirait-il à se moquer de sa robe à pois, parce qu'elle était trop grande pour elle ? ou peut-être était-il sur le point de la complimenter ?-, elle demeurera dans l'ignorance toute sa vie durant. C'est alors qu'Estrella remarqua que son regard avait dévié, et s'était posé sur un point au dessus d'elle ; elle se sentit tellement insignifiante du haut de sa petite taille qu'elle acheva de se rendre ridicule en se hissant sur la pointe des pieds, les mains sur les hanches et les sourcils froncés. Aussitôt, l'inconnu abaissa son chapeau, son menton, inclina légèrement la tête vers l'avant et fit une révérence discrète, mais qui trahissait sans conteste son émotion. Estrella eut tout juste le temps de se retourner qu'elle aperçut l'horreur sur les traits de sa mère. La pile d'assiette que celle-ci rapportait de la cuisine lui glissa d'entre les mains et éclata en mille morceaux de porcelaine au contact du parquet dans un fracas assourdissant. Estrella dût se couvrir les oreilles avec ses quenottes. Si cela n'avait tenu qu'à sa volonté, elle aurait détalé dès lors qu'elle aurait lu la détresse assombrir les yeux d'ordinaire si claires de sa mère ; mais elle ne broncha pas davantage. L'appréhension, autant que l'affliction de voir sa mère tomber à genoux dans une mare de sang pendant que l'intrus se précipitait vers elle pour la soutenir, la pétrifiaient. Elle assista à la scène en spectatrice, les mains toujours fermement appuyés sur ses oreilles qui viraient peu à peu au rouge framboise, et sur son visage enfantin se lisaient toutes les marques de l'incrédulité. Sa mère emprisonna son visage dans ses doigts ensanglantés et Estrella comprit qu'elle s'était mise à pleurer, car sans doute elle savait ce que celle-ci ignorait, à savoir l'identité de leur visiteur, et elle en avait assurément déduit le motif de sa venue en cette heure tardive. Celui-ci s'empressa de la rassurer, hochait énergiquement la tête en débitant des explications, plein de sollicitude, au fil desquelles le visage d'Alba, parsemé de traces de sang, se décomposait.

La panique qui avait sauté à la gorge d'Estrella quelques instants auparavant, en fauve expérimenté, l'avait aussitôt séquestré dans une bulle qui rendait difficile tout mouvement, physique comme mental. Cependant, ce remarquable bouclier ne parvint pas à repousser une phrase, prononcée par l'inconnu, qui était destinée à bouleverser sa vie.

L'infimement grand.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant