Blog d'une fille en colère

12 Novembre 2012 : nom d'un arbre !

Yasmine tambourine, impatiente, à la porte. Il est dix-huit heures tout pile et elle vient juste de revenir du collège Jean Moulin, où la journée a été une nouvelle fois éprouvante.

— Ginette ! Ouvre, j'ai envie de faire pipi.

La jeune fille fait danser son popotin sur le perron, ne laissant aucun doute planer sur sa missive.

— GI-NETTE, répète-t-elle, les larmes aux yeux.

Jean-Luc, le chien de mademoiselle Jeanne qui vit dans l'appartement d'en face, se met à hurler en entendant le boucan que fait la petite fille.

Après une attente qui lui semble interminable, la porte s'ouvre et laisse entrevoir Ginette Albert, une octogénaire aux yeux tristes.

Sans attendre, Yasmine embrasse la joue de celle qu'elle appelle mamie Gigi et se précipite au petit coin. L'appartement, elle le connaît par cœur. Elle vient ici chaque jour après l'école depuis deux ans et parfois même, les week-ends.

Une fois la chasse tirée, la jolie Yasmine s'empresse de rejoindre sa mamie fétiche dans le salon. Elle sait qu'elle sera assise dans son fauteuil rouge habituel et qu'elle lui aura sorti ses cookies préférés et préparé un bon chocolat chaud. Ginette n'est peut-être pas sa grand-mère de sang, mais elle l'est de cœur.

La radio recouvre le silence. L'appartement est au septième étage et a une vue imprenable sur les montagnes. On peut observer les massifs de la Chartreuse.

— Alors mamie Gigi, tu as fait quoi de beau, aujourd'hui ? interroge-t-elle, en fourrant un cookie dans sa bouche, au passage.

La vieille dame sourit et montre deux aiguilles à tricoter, embobinées à une écharpe rouge et blanche de quelques centimètres à peine.

— J'adore les couleurs, déclare Yasmine.

La petite fille a développé son propre langage codé avec Ginette, depuis que cette dernière a perdu la parole. La grand-mère avance son menton en signe d'écoute et c'est à Yasmine de raconter sa journée :

— Emmanuelle m'a tiré les cheveux aujourd'hui.

Elle baisse la tête, mirant avec beaucoup d'intérêt le cookie en train de s'émietter entre ses doigts. Mais un raclement de gorge la force à continuer.

— C'était dans les vestiaires. Les filles se sont moquées de moi et j'ai dit quelque chose de méchant...

La fillette n'ose pas continuer son explication, la honte l'a envahie. Un second raclement de gorge résonne dans la pièce.

— Je lui ai dit que je ressemblais peut-être à un rat, mais que son animal totem à elle devrait, selon ces mêmes critères, être une baleine.

Elle laisse le silence envahir le logement.

— Et c'est là, qu'elle s'est mise à me tirer les cheveux devant tout le monde. Ensuite, je me suis enfuie et je me suis enfermée dans les toilettes.

Des larmes ont envahi son minois et dévalent lentement ses joues. Le cookie a perdu de sa saveur. Ginette se lève et s'approche de Yasmine. Elle pose sa main sur la sienne, avant de lui tendre sa tasse de chocolat chaud.

C'est la petite fille qui l'avait offerte à Ginette pour Noël. Toute bleue avec des nuages et une citation inscrite dans de belles lettres vertes : Le bonheur est comme un nuage, si vous le regardez trop longtemps, il s'évanouit.

La collégienne tourmentée trempe ses lèvres dans le lait chocolaté, tandis que la vielle dame regagne sa place.

— Il y a un blog dont tout le monde parle en ce moment, annonce la fillette calmée.

Mamie Ginette l'observe, l'air sereine.

— C'est l'histoire d'une lycéenne en colère qui raconte ses galères et ses combats. Elle est marrante. Tu veux que je te le lise ?

Ginette hoche la tête et Yasmine court chercher l'ordinateur portable, qu'elle sait, présent dans le petit bureau de la grand-mère. Elle entre le mot de passe et cherche : « Le blog d'une fille en colère » sur Google.

Rapidement, elle tombe sur le bon lien et double-clique. Elle prépare sa voix en la chauffant quelques secondes et commence :

« Les filles, c'est d'un compliqué.

Vivienne est une fouilleuse de merde. Je ne sais pas comment elle fait, mais où qu'elle soit, quoi qu'elle fasse, cela créé des histoires. Sauf qu'à chaque fois, elle arrive à m'y mêler alors que je fais tout pour ne pas être au milieu d'une affaire à la con.

C'est comme ça qu'un mec qui avait un crush sur elle, s'est énervé contre moi (et a frappé un arbre, quand même.) Elle m'avait dit un de ses secrets, sans me dire que c'en était un et m'avait demandé de lui parler. J'ai gaffé et j'ai commencé l'année en me faisant haïr par un gars qui ne me connaissait même pas.

Cela commence bien !

Elle a beaucoup de prétendants à qui elle donne des surnoms et j'essaye de suivre toutes ses histoires, mais je te jure, c'est presque impossible. »

Yasmine a le sourire aux lèvres, tandis que Gigi regarde le ciel et se remémore sa jeunesse. Sa mine est nostalgique. À son époque, les choses étaient bien différentes. Les garçons et les filles étaient souvent séparés et les langues n'étaient pas aussi déliées. De plus, les outils tels qu'Internet n'existaient pas et les pensées restaient bien souvent là où elles naissaient, c'est-à-dire dans la tête. Un pigeon roucoule et tourbillonne au-dessus de sa terrasse, avant de se décider à faire atterrir son arrière-train sur la rambarde.

— Alors t'en penses quoi ? demande Yasmine, enthousiaste.

Ginette fait un signe que lui a appris la petite fille de douze ans, qui signifie ok en plongée, mais également impec' dans le langage courant. L'index et le pouce se rejoignant pour ne former qu'un cercle.

Devant ce signe, Yasmine sourit. Pourtant voir Ginette muette depuis si longtemps, lui chavire le cœur. Elles se sont rencontrées lors d'une fête des voisins, il y a bientôt trois ans. La petite fille avait un maquillage de tigre dessiné sur son minois et essayait d'effrayer les invités. Cela avait embêté tout le monde, excepté Ginette. Qui avait demandé à se faire peinturlurer un lion, pour pouvoir rivaliser avec la fillette. De là, était née leur amitié.

À cette époque, Ginette Albert était encore heureuse. Elle avait son mari, qui était toute sa vie depuis bien trop longtemps.

Et puis, il y avait eu l'incendie.