i. contemplations

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« Je ne me souviens de rien.
Ni de qui je suis, ni de ce que j'ai fait.
Les médecins disent que la commotion a été trop importante, que le choc trop brutal, et que ça a touché une partie du cerveau où mes souvenirs étaient encrés. Ils disent aussi que je suis en vie, et que c'est une bénédiction, car je ne devrais pas l'être. Que je devrais remercier ma bonne étoile, parce que je m'en suis sorti. Mais ce n'est pas du tout l'impression que j'ai. Sans mes souvenirs, il m'est impossible de savoir qui j'étais, qui je suis, et c'est presque comme si j'étais déjà mort. »
journal d'azaël

Azaël avait observé toute la journée par-delà l'embrasure de la fenêtre de sa chambre l'ombre des  nuages sombres qui arrivaient de l'est mais sans vraiment y prêter une attention particulière. Il avait passé l'après-midi à faire les cent-pas dans sa chambre et ce qui le maintenait sur pied était les aiguilles du cadran de l'horloge qui ne tournaient pas assez vite à son goût. Ce soir-là, comme tous les autres soirs d'ailleurs, il reprendrait son poste derrière son bar qu'il aimait autant qu'il maudissait. Il avait décroché un petit job de barman dans la petite ville où il avait grandi avec ses parents et sa grande sœur. Il n'avait pas réellement besoin de beaucoup d'argent, mais il lui fallait combler les vides. Et comme Azaël n'était pas tellement du genre à sortir ou à se faire beaucoup d'amis, il avait préféré s'affairer à d'autres activités plus productives. Sa solitude lui était précieuse, il n'était pas de ceux qui tardaient aux repas de famille ni de ceux qui aimaient sortir boire un verre entre amis. Il n'en était pas pour autant asocial ni même antipathique et on jugeait sa compagnie comme certes courte, mais agréable. Tout ça, il le savait, et ça lui allait très bien de toute évidence. Affalé sur le dossier d'une chaise, il contemplait la devanture de la maison des voisins du haut de la fenêtre de sa chambre, au premier étage. Dehors, un détail avait retenu son attention et commençait à le déranger intérieurement. La clôture près du parvis de sa porte présentait un défaut et peinait à se refermer. Les bourrasques qui commençaient à se lever de l'est avaient relevé l'anomalie et faisaient buter la porte de l'enclos à de nombreuses reprises contre la serrure. Azaël avait bel et bien l'envie de corriger la défaillance mais son intérêt fut nettement freiné par une force invisible qui le clouait sur sa chaise, les jambes relevées et collées contre le buste, le regard vague et les idées confuses. Depuis quelques semaines, l'été s'était terminé, et avait emporté avec lui la lumière vive de l'aube et la chaleur profonde des soirées. Le soleil se tarissait de plus en plus longtemps dans l'horizon et, presque timide, ne se montrait plus que quelques heures par jour. Cette ambiance neurasthénique lui ôtait pour sûr une certaine volonté d'assurer ses journées avec énergie et conviction. L'automne rendait le jeune homme bien plus sujet à la procrastination, voir au désintérêt total de ce qui l'entourait. Néanmoins ce jour-là, Azaël se rendit compte qu'il l'aimait bien cet environnement un peu plus grisâtre, plat et assoupissant. Il prit alors soudainement conscience que l'été ne lui manquait pas tant que cela et que la monotonie de l'automne avait tendance à le réchauffer bien plus que la vivacité ardente de juillet qui avait fini par le fatiguer, et de toute manière, ses yeux clairs ne supportaient pas très bien les rayons éblouissants du soleil qui transperçaient son iris noisette. Ce cafard automnale presque baudelairien, c'était son tædium vitae et au final, il avait appris à vivre avec et s'en était même fait un allié.

Aux alentours de dix-huit heures, Azaël se décida enfin à quitter son cachot. Il donna une légère impulsion sur le mur avec son pied gauche, ce qui fit reculer sa chaise de bureau qu'il avait pris pour trône pendant une bonne partie de l'après-midi, se releva et enfila une veste assez légère. D'un coup de main, léger et souple, il agrippa ses clés de voiture, s'en retourna et dévala les escaliers du premier étage qui menaient au couloir.

naître homme mourir humainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant