iii. le soldat de plomb

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Quelques semaines plus tard.

Il existe ces nuits-là.

L'automne s'était finalement terminé et il avait emporté avec lui dans une brume épaisse les souvenirs de la lumière étincelante du soleil indien crépusculaire. Ne demeurait désormais qu'un vaste brouillard qui enveloppait toute la ville dans le froid de l'hiver arrivant à grand pas, drapant alors l'horizon d'épaisses pluies grisâtres. En rentrant chez lui pour le dîner, Azaël se rendit compte qu'il aurait dû rester dehors, car même en hiver, l'ambiance y était moins froide. La sœur d'Azaël était revenue pour quelques jours de vacances auprès de sa mère au domicile familial. Et elle était venue pour sa mère, sa mère seulement. Depuis des années, Azaël et sa sœur agissaient comme de parfaits inconnus. Aucune interaction notoire n'avait été enregistrée depuis des années. Ils ne s'appelaient pas, ne se parlaient pas, ne se regardaient même pas. Le jeune homme le savait, un jour où l'autre il devra quitter le domicile familial et ce dernier étant le seul endroit où la fratrie se retrouvait avant, il n'aurait plus jamais de contact avec sa sœur, jusqu'un mariage ou un enterrement, mais certainement pas les leurs. En arrivant maladroitement dans la salle à manger, il bouscula la petite table haute en manquant de près de faire tomber un cadre de famille. Par réflexe de barman, sa main pensa plus vite que son esprit et rattrapa l'objet. Le bruit avait attiré l'attention de sa sœur et de sa mère qui était toutes les deux en train de préparer la table à manger, toutes deux se retournèrent vers lui. Sa mère lui sourit, et en même temps qu'elle disposait l'argenterie sur la table, elle lui demanda rapidement comment s'était passé sa journée parce qu'Azaël était la prunelle de ses yeux, même si elle ne lui montrait pas vraiment. En revanche sa sœur le fusilla du regard, très brièvement. Cela faisait deux ans qu'elle ne l'avait pas vu, et pourtant, elle ne posa ses yeux qu'une demi-fraction de seconde sur lui, parce qu'elle n'était même pas un peu curieuse de voir si son frère avait changé. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'en avait plus rien à faire.

Mais il existe ces nuits-là, où la brume se mêle aux pensées, remuant alors d'anciens songes et où, alors qu'on la pensait totalement refermée, la cicatrice s'épanche et laisse couler avec elle, d'étranges souvenirs qu'on pensait avoir enterré à jamais. Cette nuit-là, la venue de sa sœur lui avait fait le même effet qu'à chaque fois. Une curieuse rengaine lui revint soudainement à l'esprit. Celle pour laquelle il avait tenté désespérément de trouver un sens, un idéal, une réponse. Inutile de préciser que le repas ne fut pas réellement animé. La mère de famille tentait pourtant de les tirer l'un vers l'autre, en parlant de centre d'intérêts communs, de voyages, d'actualité, mais toujours sans évoquer le passé. C'était le seul mot d'ordre. Ne pas parler du passé. Ni de leur père, ni de leur frère. En vain, tous les deux étaient plongés dans leur assiette, le nez presque collé contre la vaisselle. Elle attrapa alors la télécommande de la télévision pour mettre fin à cette ambiance macabre qui la rendait au fond d'elle infiniment triste. Elle ne voyait que rarement la famille au complet, néanmoins, la plupart du temps, pour ne pas dire tout le temps, l'atmosphère demeurait froide et figée. En allumant le poste de télévision, l'actualité tournait funestement encore et toujours autour du même sujet. Les attaques terroristes qui sévissaient de plus en plus dans le pays. Elle coupa le son, l'atmosphère était bien assez lourde. Le repas aurait paru d'ordinaire somptueux mais il avait ressenti comme l'amer goût de la présence de sa sœur se coincer au fond de sa gorge, ne lui permettant alors pas d'apprécier une seule bouchée. Quelque part, au fond de lui, il en avait marre de cette situation. Et sa sœur ne lui manquait malheureusement pas, ou plus, parce qu'il était incapable de se souvenir de ce que ça faisait réellement d'en avoir une. Il releva discrètement la tête pour voir si elle avait changé. Mais non. Son visage ressemblait exactement ce à quoi il s'imaginait les rares fois où il pensait encore à elle. Dans un élan peu contrôlé, il s'adressa à elle. Pour briser la glace.

naître homme mourir humainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant