ii. luke anderson

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Deux heures plus tard, le restaurant s'était quasi vidé. Azaël débarrassa avec soin toutes les tables, et plus particulièrement la onze. D'un geste délicat, il attrapa le verre de la jeune femme qui était repartie depuis plusieurs minutes, et contempla avec un émerveillement presque enfantin la trace de rouge à lèvres qu'elle avait laissé sur le bord du verre. Il sourit bêtement parce qu'il se rendit alors compte qu'après tout, l'unique détail de ce verre le rendait singulier à ses yeux. En retournant derrière son comptoir, Azaël n'avait pas perdu de vue le verre qu'il tenait fermement dans sa main, comme un trésor. Mais son enchantement avait caché quelque chose qui était bien plus important qu'une trace de rouge à lèvres sur un verre. De l'autre côté du bar, devant lui se tenait un homme.

D'un mètre quatre-vingt, vêtu d'une veste londonienne et d'un grand chapeau.

En relevant la tête, Azaël fit un bond en arrière, découvrant alors la silhouette d'un homme plantée devant lui. Un frisson le parcourut tellement rapidement qu'il lui fit presque aussi mal qu'une brûlure indienne. Quand il reprit ses esprits, instinctivement, il lui sourit légèrement, embarrassé d'avoir sursauté. Ce petit rictus avait pour unique but de se rassurer, comme s'il n'y avait aucun danger potentiel, et de toute manière, ça devait être le cas, il n'y a rien d'anormal à ce que quelqu'un entre dans un bar, un mardi soir pour boire un coup, non ? Mais la présence de cet homme l'avait bizarrement immédiatement dérangé. Azaël en voyait du monde, tous les jours et il avait étrangement appris à appréhender leur potentiel taux de menace. Il faut dire que l'atmosphère ne se prêtait pas au jeu du soulagement. Il était très tard, le brouillard encerclait le restaurant, les deux hommes étaient seuls et n'importe quel scénario pourrait se dérouler sans que personne n'en sache jamais rien. Mais il fit mine que tout allait bien, que rien n'était suspect, et comme s'il était occupé, il prit un ton désintéressé avant de s'adresser à l'individu en face de lui, et en profita pour le scruter de haut en bas pour éventuellement dresser portrait-robot à l'occasion... juste au cas où.

- Je peux vous aider ?

La visière de son chapeau couvrait son front et le haut de son visage, dissimulant alors ses sourcils dans l'ombre. Ses yeux étaient d'un noir profond, presque abyssal. Mais les traits de son visage, eux, étaient fins, assez raffinés et adoucissait son regard intense. Il était très bien rasé, et Azaël pouvait sentir l'odeur de son after-shave à l'autre bout du comptoir. Son pardessus ne le cintrait d'aucune part et le jeune homme n'était pas en mesure de distinguer son galbe sous cette épaisse couche de feutrine bleutée. L'étranger posa un regard appuyé sur le jeune barman, comme s'il s'était posé une question et qu'il tentait d'en découdre en fixant Azaël. Après quelques secondes de réflexion, il laissa deviner une légère moue sur son visage et en enlevant ses gants, il demanda au jeune garçon un whisky, avec deux glaçons. Il lui servit sans placer un mot.

- C'est un chouette endroit, ici.

Et voilà qu'en plus d'être intimidant, il est bavard, cogita-t-il.

- C'est vrai.

Réponse courte et claire, Azaël n'avait aucune envie d'engager un semblant de conversation avec cet étranger. Il attrapa un chiffon dans une main, de la vaisselle trempée dans une autre, et sans le regarder, il répondit d'une tonalité si plate et monocorde, que n'importe qui aurait compris qu'engager un dialogue était un projet chimérique. Malheureusement pour lui, son aversion de la parole ne déstabilisa en rien son interlocuteur.

- Je constate que vous êtes seul ce soir.

- En effet.

On ne pouvait pas être moins rassurant. Le barman, de moins en moins à l'aise en avait oublié que cela faisait trois minutes qu'il était en train d'essuyer le même verre qui était totalement sec.

- Cela ne vous fait pas peur ?

Cette question était de trop, Azaël eut un spasme si intense que le verre glissa et céda sur le sol. Il releva la tête et sourit, mais c'était plus une crampe qu'un sourire.

- Non, je ne suis pas apeuré. Pourquoi devrais-je l'être ?

Ce petit jeu avait assez duré, l'homme emmitouflé sous sa veste lui rendit le sourire en laissant apercevoir une dentition plus que parfaite. Pour Azaël, cela ne faisait aucun doute, s'il n'était pas sociopathe à plein temps, cet homme pourrait être dentiste. Ou les deux. L'homme distinguait désormais nettement le malaise sur le visage crispé du jeune garçon.

- Navré, je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise. Je suis nouveau ici, enfin plutôt de passage, je m'appelle Luke Anderson, enchanté.

La discussion commençait à devenir intéressante pour Azaël qui jusqu'ici n'avait eu aucune information sur le pseudo-dentiste potentiellement psychopathe. Mais ces quelques mots avaient détendu l'atmosphère. Azaël tentait de garder un timbre de voix neutre, mais sa maladresse reprit vite le dessus.

- Azaël... ou Az, comme vous voulez. Vous êtes ici pour ?

- Un déplacement, je travaille dans la médecine, j'ai quelques affaires à faire ici.

Dans la médecine ? J'avais dit dentiste, c'est la même chose. Des affaires ? Ici ? A Fayetteville ?

- Vous restez longtemps ?

- Pour tout vous dire, je reprends la route demain matin, je suis venu une dernière fois profiter de l'air frais de la Caroline du Nord, il faut dire que tout ici est nettement différent que dans l'est du pays.

- Je veux bien le croire.

Les lumières tamisées du bar éclairaient le vaste regard de cette homme intrigué et intriguant qui semblait scruter le moindre coin du bar comme s'il cherchait quelque chose. Il caressa l'extérieur de son veston avant de glisser sa main dans sa poche et en sortit une petite carte.

- Voici, prenez, cela pourrait vous être utile, c'est ma carte, avec mes coordonnés.

Azaël la saisit timidement sans en comprendre le but.

- Et... pourquoi en aurais-je besoin ?

- Un jour ou l'autre, les gens peuvent avoir besoin de moi.

Azaël ria ouvertement, quelle assurance cet homme avait-il ? Cela se remarquait comme un nez au milieu de la figure, cet homme savait qu'il pesait quelque chose dans la balance sociale, il en avait fait une fierté, mais sans doute cette fierté fut un peu trop téméraire et engagée pour Azaël qui se força à sourire, comme pour exprimer un gêne dont il n'arrivait pas à se débarrasser.

- J'y penserai si jamais j'ai besoin d'un bon dentiste.

Luke ne cacha pas la mésentente qui venait de s'installer.

- Je ne suis pas dentiste. Je suis médecin.

Azaël se sentit très vite embarrassé. Voilà pourquoi cet homme insinuait qu'on avait besoin de lui. Il se sentit soudainement terriblement idiot de l'avoir pris pour une mauvaise copie de Jeffrey Dahmer, mais au moins, il était soulagé.

Anderson se perdit dans ses pensées, une minute ou deux, avant de prendre une grande inspiration qui sentait le marasme à plein nez. Il sortit un billet hors de sa poche, le déposa sur le comptoir et salua Azaël, comme l'on salue un vieil ami que l'on connait de longue date. C'est alors qu'Azaël comprit que cette rencontre ne semblait avoir rien d'anodine, quelque chose semblait lui avoir échappé, et il ne savait pas pourquoi, quand, comment, ni où, mais un je-ne-sais-quoi lui disait que Luke Anderson et lui seraient mener à se rencontre à nouveau.

naître homme mourir humainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant