"Dieu reconnaîtra les siens"

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"L'océan est vaste et solitaire, et, de même que toutes choses en proviennent, elles y retourneront. Dans les lointaines profondeurs du temps, plus personne ne régnera sur la Terre, et il n'y aura plus aucun mouvement, sauf dans les eaux éternelles. Elles viendront battre les rivages sombres de leur écume assourdissante, bien qu'en ce monde mourant plus personne ne puisse voir la froide lumière d'un soleil affaibli jouer sur les marées tourbillonnantes et le sable grossier. Il ne subsistera, à la limite des profondeurs, qu'une écume stagnante, où se rassembleront les coquilles et les os des êtres disparus qui vivaient au fond des eaux. Des objets silencieux et mous, privés d'une vie paresseuse, seront ballottés le long des rivages vides. Puis tout sera noir, car pour finir même la lune sur les vagues lointaines disparaîtra. Il ne restera rien en dessus comme au dessous des eaux sombres. Et, jusqu'à la fin des temps, au delà de la mort de tous les êtres, la mer continuera de battre à travers la sinistre nuit."

Howard Phillips Lovecraft. Night Ocean

26° nord, 65° ouest

À mon réveil, j'étais manifestement dans un sale état. Une nouvelle terreur nocturne. Celle-la était épicée. Du genre à effrayer les plus téméraires. En sursaut, avec la sensation d'avoir crié, d'avoir couru, en sueur, en alarme. Certainement un furieux cauchemar où se déchaînent les soupirs des forces anciennes des dieux oubliés. C'est dans le monde onirique qu'on les rencontre. Malheureusement, je ne m'en souviens pas. Juste un flou effrayant. Tout en éprouvant avec précision cet état d'épouvante dans toute ma chair, je ne peux pas m'empêcher de le savourer. Car il se passe quelque chose. Quelque chose de potentiellement extraordinaire, la potentialité étant le réconfort de l'échec, c'est-à-dire que j'aurais pu me souvenir de cette formidable vision onirique, et n'est pas le cas, mais voilà. Quelque chose se passe. Je suis en vie.

Car le pire est toujours à craindre, même dans la douleur la plus aiguë. Bien entendu, une telle pensée est insoutenable face à quelqu'un qui vit une situation insoutenable. C'est pourtant la vérité, il y a pire. Il y a rien. Rien est le pire. Bloqué, immobile, englué, sans issu, sans possibilité, sans espoir. La douleur peut s'arrêter, le deuil peut se faire, ou plutôt, avec le temps il nous fait. Mais voilà une chose indépassable qu'on appelle complaisamment le néant. Et cette chose est l'essence même de l'effroi absolu qui structure le cœur de notre univers.

Les religions sont un remède contre le néant. Une tentative de remède. Elles parlent d'espoir, elles donnent de l'espoir. Elles sont un espérance. Ce pouvoir des religions est davantage une conséquence de la nature de l'espoir qu'une vertu intrinsèque des religions. L'espoir est le jaillissement de la vie dans un corps moribond face à une possibilité. Ce jaillissement a quelque chose de merveilleux. Alors que le corps lui-même, dans sa situation entière reste inchangé. C'est donc que la force qui l'anime soudainement vient d'ailleurs, un au-delà de lui. D'où les critiques adressées à l'espoir : rien ne change réellement c'est une chimère une illusion. C'est le reproche que fait l'athée à la religion. Et pourtant, l'ouverture d'un possible est libérateur lorsque nous sommes désespéré. Précisément. Piégé. Sans issue. Une lumière s'allume. Et notre regard se lève avec notre corps et suit cette liberté qui s'affirme en tant que foi : l'incertitude règne. Vivre et se mouvoir dans l'incertitude est certainement la plus grande réussite de l'espoir. N'en déplaise aux religions, la puissance de l'espoir les dépasse et sans lui elles ne sont pas grand chose. Et l'expérience de l'espoir déborde du cadre religieux. Dans cet univers, l'être humain semble la seule créature affectée par le néant et animé par l'espoir. Le néant dresse son grand manteau de nuit en tuant l'espoir. C'est alors que toutes les lumières du ciel s'éteignent. Certes, le noir l'emportait, mais il n'y a pas pire vision que l'extinction des étoiles. Car sans elles, nous ne sommes rien.

La Mer des SargassesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant