Abomination

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« De ces formidables puissances ou êtres, on peut imaginer qu'il y ait eu des survivances... des survivances d'une période incroyablement reculée, quand la conscience se manifestait, peut-être sous des formes et des structures disparues bien avant que la marée de l'humanité ne recouvrît tout, des formes dont la seule poésie et les légendes ont capturé des souvenirs évanescents qu'elles nomment monstres, créatures, êtres mythiques de toutes sortes ou dieux... »

Algernon Blackwood

Les créatures semblaient plus calmes maintenant que nous étions regroupés et tétanisés par la peur. Non pas la peur de mourir, mais plutôt le face-à-face avec un phénomène incompréhensible pour des esprits humains. Et n'allez pas croire que la terreur serait uniquement physique, face aux formes immondes qui se déploient et chahutent ça et là. L'existence d'une forme d'intelligence supra-sensible et de son mode de communication onirique couplé de la représentation que nous pouvions nous faire du destin qu'elle nous prépare, ne pouvant se réduire au simple repas, est certainement la pensée la plus épouvantable qu'il m'ait été donné de posséder en moi. Nous nous sentions prisonniers. L'attente angoissante d'un destin qui nous échappe. La vulnérabilité face à l'ennemi. L'impossibilité de riposter. Pire, la sensation que les engeances marines étaient finalement joueuses, et confiantes. Je ne suis pas certain qu'aucun d'entre nous fût soulagé lorsque les bruits de chairs, d'os déchiquetés par ces immondices anthropophages cessèrent. C'était le signal, d'une éventuelle prochaine attaque, mais surtout l'actualisation de notre impuissance et de notre défaite. Elles avaient le dessus. Et maintenant nous attendons. Je ne peux pas réellement comparer cette attente avec celle du bétail. Peut-être était-ce le cas pour certains de mes camarades survivants. Mais je crois que la manducation est un avenir acceptable, tout au moins compréhensible, naturel, et donc pensable quoique peu désirable. L'angoisse monte. Et elle monte en raison de l'ineffable destinée que nous prépare l'entité abyssale dont l'existence est certaine quoiqu'indéfinissable. À cet instant, je découvre un état surprenant en moi. L'angoisse sans la peur. Je sais que je vais mourir, et je me suis fait à l'idée que ce ne sera pas un moment agréable. Cette situation ne fait que rendre présente cette certitude. Je suis à présent résigné, et prêt à accepter cette étape. Je n'ai donc aucune peur en moi concernant ce qui peut m'arriver. Mais l'angoisse monte. Plus l'idée de la chose ancienne abyssale dotée d'une intelligence inconnue, voire inconnaissable, gagne en réalité plus l'angoisse m'envahit. L'angoisse est une peur sans objet. L'objet de ma peur étant indéfinissable, inconcevable, on ne peut dire que j'ai peur de quelque chose, puisque ce quelque chose, cet objet, est inobjectivable. Je ne peux pas en donner une définition, une forme, un contour, un but (un objectif), un sens précis. Ça monte. Fussions-nous équipés d'armes physiques efficaces, il nous serait impossible de faire face à une entité qui attaque au-delà du physique. On attrape pas le vent avec une épuisette, on ne brise pas l'eau en tirant dessus. Pour comprendre notre impuissance, une image psychologique serait encore plus adéquate. La culpabilité ne cesse pas en fonction de notre action réelle. Cette une force intérieure qui vient de l'extérieur. Or l'action est une force extérieure qui vient de l'intérieur à partir d'une intention. Mieux encore, c'est la théologie qui me permet de concevoir le plus clairement mon impuissance : on ne tue pas Dieu. Je ne sais pas si cette entité est un dieu ancien oublié, ou un nouveau dieu apparaissant, mais je le conçois avec presque autant d'imprécision que Dieu. Cependant, cette entité des abysses m'apparaît avec quelques traits informes : force onirique, forme incommensurable, intention métahumaine, origine probablement extra-terrestre. Je ne saurais en dire autant de Dieu qui reste parfaitement et absolument indéfinissable. Mais Dieu ne m'inspire aucune angoisse. Je ne suis même pas sûr de croire en lui, encore moins depuis aujourd'hui. Pourquoi nous aurait-il abandonné ? Serait-il sans Raison ? Ce que je comprends clairement ne m'effraie nullement, ce que je ne comprends absolument pas non plus. C'est cet entre-deux bâtard qui dévaste l'esprit humain. Aux frontières de l'indicible nul ne résiste longtemps. Pas même moi.

Les engeances marines continuaient leurs danses informes et insensées sans s'en prendre à nous. Ce qui nous donnait l'impression d'être l'objet d'une cérémonie, ou d'un sacrifice. Du moins, c'est ce que nos esprits humains se disaient pour se rassurer en donnant un sens possible à cette situation. Je devinais dans l'ombre que les abominations étaient hétérogènes. C'est-à-dire que certaines semblaient plus proche de la limace ou la larve, d'autres étaient vraisemblablement pourvues de tentacules, d'autres encore portaient des excroissances de crustacés. Je ne saurais dire si elles mutaient vers une forme commune, vers un archétype, ou si elles mutaient sans logique interne. À vrai dire, aucune des réponses ne pourrait apaiser mon âme. Le plus effrayant était de se dire que certaines de ces choses étaient peut-être autrefois humaines. Qui aurait cru que des formes marines de poissons globuleux, visqueux et vitreux purent produire un effet de terreur chez nous ? Sérieusement, chaque geste, chaque son, chaque mouvement de ces choses étaient en soi une insulte au bon sens et à toute science humaine respectable. Bien sûr, dans l'hypothèse inconcevable où je serais un jour en position de témoigner de ce que j'ai vu, il vaudrait mieux se taire. Au risque d'être enfermé pour démence, charlatanisme, ou rejeté pour cause de bêtise pure et simple. N'avions-nous pas exécuté le plus lucide d'entre nous ? Celui qui savait. Plus les choses avancent, moins j'ai envie de survivre. J'en viendrais presque à désirer l'arrêt du temps. L'entité progresse, nous commençons à sentir le soulèvement de l'espace.

- Ça arrive.

Je regretterai presque que la nuit cacha l'émergence de l'abomination si je n'avais pas la certitude qu'une vision claire m'eût instantanément fait basculer dans la folie. Quelques premières vagues se faisaient tranquillement entendre. Un mouvement profond mettait les sargasses en mouvement. Une légère brise se présenta, découvrant quelques rayons d'une lune qu'on pensait disparue à jamais. Vous connaissez ce sentiment d'excitation qui monte lorsqu'une surprise, ou un moment de suspens attendu se prépare éminemment ? Et bien représentez-vous la même chose avec le basculement définitif de votre humanité, de votre Raison, de votre conscience, et de votre faculté même de penser. C'est comme une montée de décharge électrique, une vrille de la rationalité, une fuite de notre esprit qui ne supporte plus ce qui lui apparaît. Nous n'éprouvâmes aucune surprise, aucune forme d'étonnement lorsque les premiers tentacules s'érigèrent timidement et discrètement vers le ciel. Cette timidité était-elle l'effet de la taille gigantesque des protubérances ? Ou bien l'incarnation sensible de la tranquillité caractérisant l'inéluctable conscientisé ? Impossible de le dire. Impossible d'ailleurs de dire quoique ce soit d'assuré. Nos intuitions et nos hypothèses ne faisant qu'abîmer un peu plus notre santé mentale. Surtout lorsqu'elles semblent possibles. C'est alors que nous doutâmes. Ce qui s'élevait doucement en-dessous de la surface était plus proche d'une île que d'une entité vivante. Une île en formation, qui se mettait en mouvement. On se serait tous volontiers contenter d'un rêve de plus, fût-il terrorisant, que de la confrontation cognitive avec l'incommensurable. Nos esprits résistaient à penser que la chose émergente put être vivante tant elle dépassait en taille toute conception normale du vivant et se rapprochait donc d'un volcan ou d'une île. Le soulèvement de la mer des Sargasses nous rappelle à tous que nous vivons sans support. Cette mer qui nous semblait indémontable est à présent rentrée dans une épouvantable rage où les maelströms marins semblent être la projection de notre torpeur psychique. Après cela, point de salut possible pour nos âmes, point de salut pour l'humanité. L'univers vient d'être renversé. Toutes les lois de la matière, de la biologie, et de la physique élémentaire contredites à cet instant. Une montagne se met en mouvement. Le monstre dormait jusque là dans les Abysses en rêvant de sa mort. Par notre présence blasphématrice, nous avions déclenché l'éveil d'un chaos vivant. Dans la confusion générale de notre bateau propulsé dans les eaux tonitruantes, il me semble distinguer des formes tentaculaires, écailleuses, peut être même des ailes décharnées, ou bien juste des nageoires je n'en suis pas sûr. Serait-ce un genre de dieu vénéré par ces engeances marines que nous venions d'éveiller ? Plusieurs de mes compagnons se jetèrent volontairement par dessus bord. D'autres perdirent ce qui leur restait de Raison. J'étais le plus serein de tous. Il faut dire que je suis d'ailleurs. La mort n'est rien comparé à ce que nous vivions à cet instant. La souffrance non plus. Cette insulte cosmique à toute science rationnelle nous prépare un destin ineffable. Ce n'est pas le seul naufrage, ou la digestion qui nous guette. Mais le passage d'une vie humaine à une vie végétative, psychologiquement dépendante et rivée à l'existence de cette entité démoniaque. J'eus préféré ne pas être né. Me suicider ? On se suicide toujours trop tard. J'ai tout juste le temps de faire une prière. Dans le doute... Et puis c'est toujours beau une prière. Je vois que ce cataclysme aura vaincu les Sargasses. Notre bateau est emmené dans les clapotements furieux des marées vers les gouffres cataractant.

La Mer des SargassesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant