Abominations

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« Il existe des survivances supra-sensibles. Celles-là peuvent encore bouleverser la matière, et surtout faire basculer notre monde dans un indescriptible flux où nous ne pourrons plus vivre que dans l'alarme. »

Ce qui suit fait mentir ma souffrance psychique. L'action, fût-elle destructrice, chaotique, et animé par la folie, me sort du néant, et des angoisses associées. C'est pourquoi j'ai aimé la séquence du pugilat. Cependant, je ferai n'importe quoi pour que la suite n'arrive jamais. Pour que reste enfermé à jamais ce qui n'aurait en aucun cas dû sortir du néant.

Nous nous rassemblons. Ce qui n'a aucun sens. En temps normal, on se rassemble pour préparer un plan, une stratégie, quelque chose pour faire face. Or, l'inéluctable, dont nous n'avons certes pas conscience à cet instant, n'est pas une privation de liberté, mais une ouverture infinie. S'il n'y a réellement aucune issue, si aucune stratégie ne peut nous sortir de ce pétrin, alors tout est permis. À cet instant, au lieu de réfléchir, d'analyser la situation, de chercher une solution au problème donné, nous aurions pu faire n'importe quoi. Et pour la première fois de notre vie, ç'aurait été une attitude parfaitement rationnelle. Danser à l'heure du naufrage serait un beau geste. Mais je vois dans le regard de mes camarades deux forces principales qui cohabitent : la peur, et la détermination. Nous allons nous battre jusqu'au bout. Pour nous, pour l'humanité, par principe, parce qu'il est impossible de savoir si l'espoir est réellement mort. Et parce que nous avons décidé de le faire vivre encore un peu. Nous récupérons toutes les armes contondantes et armes à feu qui traînent, nous collectons des munitions. Nous trouvons dans les soutes de quoi nous donner quelque confiance en notre force : fusil à pompe, fusil de chasse, haches, sabres. Visiblement certains passagers étaient plus tapageurs que moi. Rétrospectivement la situation vire au tragi-comique. La confiance découlant de la force, voilà notre grande faiblesse. Incapable d'accepter ce qui vient. Nous sommes bloqués dans notre monde. Vous voyez une fourmi brandir une épine face à un accident nucléaire ? Ajoutons la conception scientifique que la fourmi se fait de l'effet des radiations nucléaires. C'est nous face à notre destin. Tragi-comique...

Le silence pèse sur nous, et s'accroche comme une paralysie du sommeil. Les serres de la nuit tombent sur nous en se resserrant comme si nous étions des proies. Et soudain, quelques vagues. Des bruissements d'eau. Légers. Rien de violent. Au début, ce n'est peut être que le bateau. Puis, on se dit que quelques poissons ou dauphins sont là. Finalement, des sons s'ajoutant aux vagues, il est clair que quelque chose approche, de tous les côtés. Mes compagnons se penchent. L'un d'entre eux s'écrit :

 - Les cadavres ont disparu !

Ils flottaient en surface, sans couler à cause des sargasses. Et maintenant plus rien. Dévorés ? Non, ce serait trop simple. La vérité est bien pire, inenvisageable. Aux mouvements dans l'eau s'ajoute des sons que j'aurais aimé qualifier de « grognements », or c'est au-delà du simple grognement. Quelque chose comme les gémissements d'une créature marine, aigus, sifflant, indéterminés, mais que nous n'aurions pas encore identifiés. Et puis quelqu'autres sons qui étaient terriblement plus humains. Toute cette horreur in-identifiable semblait prendre notre navire pour cible. C'est alors que le véritable chaos commença. Les choses escaladaient les parois. Nous les entendions sans les apercevoir distinctement. Nous entendîmes un bruit de verre brisé. En se retournant nous constatâmes avec effroi que quelques lampes à pétroles venaient d'être renversées. Et une abominable silhouette qui malheureusement avait quelque chose d'humain se tenait dans l'ombre. Nous ne mîmes pas longtemps à lui tirer dessus sans sommation. Elle tomba par dessus bord. Cette attaque permis à d'autres créatures de détruire nos dernières lampes déclenchant ainsi des débuts d'incendie. Nous nous attelâmes à les contenir, baissant ainsi notre garde. Et surtout, nous plongeant progressivement dans l'obscurité la plus totale. Nous armions notre adversaire afin de ne pas brûler vifs. Soudain le cri d'un de nos compagnons détonna dans la nuit. Il se tenait debout. En face de lui, un corps. Sans tête. Pol venait d'être décapité. Nous ne savons exactement qui ou quoi. Mais le fait était là. Son corps tomba à la renverse, et c'est dans les dernières lueurs que nous distinguâmes un large flot de sang se déverser à bord. Contenir cet incendie puis l'éteindre c'était sortir d'une cage à serpent pour rentrer dans l'arène aux lions. Si seulement nous avions affaire à des serpents et des lions. Difficile de comprendre exactement ce qu'il se passe. Quelques cris, des coups de feu. Et puis je lance « Rassemblons-nous au centre ! ». Ce qui revient à reconnaître notre échec à contenir les créatures qui abordent notre dernier support de vie. Mais je ne veux pas que nous mourions un par un, seul dans la nuit. Quitte à périr, autant que ce soit ensemble, prêts à nous battre. Nous sommes encore quelques dizaines. Et ce qui semble être des hordes d'hommes-poissons, montent, se déplacent, gémissent, replongent, brisent des choses. Ils se tiennent à distance pour l'instant. C'est d'ailleurs tout à fait étrange car ils ne semblent ni apeurés, ni craintifs. Simplement ils s'agitent dans l'ombre autour de nous. Comme s'ils attendaient que quelque chose d'autre arrive. Le plus effrayant est la dissemblance de celles-ci. Certains semblent être nos anciens compagnons déchus. Encore que si c'est bien eux, ils n'ont plus rien de commun avec ce qu'ils étaient. C'est une affaire de silhouette grossière. Et puis, d'autres créatures semblaient plus en difficulté de se déplacer, entre la reptation et le sautillement visqueux. Une vision d'horreur commençait à naître en nous. Dans le noir, vous ne pouvez que deviner, imaginer et déduire à partir des sons qui vous parviennent. Il était clair que les cadavres de certains de nos compagnons étaient en train de se faire dévorer. Et cependant, cette vision d'horreur ne nous semblait pas être le pire destin. Être dévoré, c'est échapper à tout ça. N'est-ce pas mieux qu'être emportés dans les eaux abyssales, ou de soi-même se transformer en abomination ? Car à cet instant c'est ce que que notre imaginaire, et notre pouvoir de déduction orienté par l'horreur nous suggère. Représentez-vous à quel point nous nous sentions perdus pour désirer être dévorés par ces abominations. La situation pourrait-elle s'aggraver ? Il nous sembla que oui. Ces créatures étaient manifestement des rejetons. Nous sentions tous l'arrivée de l'entité qui nous parla en rêve. Ou bien était-ce l'effet de la peur qui nous donnait des pensées délirantes et irrationnelles ?

La Mer des SargassesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant