L'Incoercible pugilat

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« Mon adversaire est un homme, mais tout dans son regard conteste impérieusement cette évidence. »

Je me lève, le capitaine dort encore, je m'approche de lui pour dérober son revolver. Évidemment, il ouvre les yeux à cet instant. Son regard avait quelque chose de nouveau. Il semblait vitreux, injecté de sang, sans conscience et plein d'une certaine folie. Je reconnu tout de suite les premiers symptômes de son basculement. Il se réveillait sans sembler émerger réellement d'un sommeil quelconque. Je ne suis même pas sûr qu'il se soit réveillé par ma faute. Par réflexe sa main se tendit vers son colt. Je ne sais pas s'il essaya de parler, ou s'il en était incapable, mais je transformai le premier son qui sortit de sa bouche en râle de douleur étouffé par un coup de poing rapide, direct et franc. N'était-ce pas moi qui tombait maintenant dans la folie ? Mon capitaine pourrait très bien ne pas avoir succombé, une certaine paranoïa et peur aurait vu dans ses yeux quelque chose qui n'y est pas. Celui qui vole les armes des dormeurs, et agresse n'est-il pas celui qui serait devenu fou ? Il servirait lui-même l'appel des profondeurs en croyant s'en protéger ? Après mon coup de poing, je replongeai vers l'arme à feu. Aussitôt, mon capitaine m'asséna un coup de pied ventral suffisamment conséquent pour que je m'effondre à l'autre bout de la pièce. Étourdi, je le vis se relever et se diriger vers moi, sans qu'il ne songe à utiliser son arme, ses bras élancés vers l'avant. J'attrapai un genre de latte en bois qui traînait à côté de moi et j'envoyai un coup définitif qui lui fit perdre connaissance. Je pus récupérer le pistolet. En me relevant je remarquai quelque chose qui m'avait échappé jusque-là : une odeur putride de varech commençait à envahir l'atmosphère. D'où provenait-elle ? Voilà une question à laquelle je ne veux absolument pas répondre. Soudain j'entendis des bruits d'affrontements et de bagarres à l'extérieur de la cabine du capitaine. Je remontai prudemment les marches, et en me cachant derrière l'entrée légèrement engoncée, j'observai ce qui se passa. Plusieurs matelots commencèrent à se battre, personne n'essaya de les séparer. Ces affrontements se généralisèrent à tel point qu'on aurait cru à un abordage. Il n'était plus possible de distinguer deux camps, existaient-ils ? Ceux que j'appelai maintenant les serviteurs de l'appel s'opposaient-ils à ceux comme qui avaient résisté ? Je les vois s'affronter. Et je distingue de manière inquiétante des grognements. Je ne sais si c'est un effet des coups portés ou si certains de mes compagnons, en basculant, s'étaient animalisés. Tout cela ne me dit rien qui vaille. Cependant, je ne voudrais pas que la situation qui est la nôtre, c'est-à-dire une séquence de violences physiques généralisées, viennent faire croire que le sens de ce qui se passe est clair. Le déclencheur de tout cela est-il vraiment un songe commun ? Rien ne me garantie que tout le monde a fait le même rêve. Sinon une certitude irrépressible qui s'impose à moi. De même, je ne suis pas sûr que la bagarre soit du fait de la folie de certains contre le désir de survie des autres. Un quiproquo pourrait être à l'origine de tout ça. La brume diminue notre vision, la raison de ce chaos est indéterminable, nous commençons à vivre dans un monde incompréhensible. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce chaos me revivifie. L'attente inerte de tous me rendant malade. Là il se passe quelque chose. Et je commence à déchaîner des choses insoupçonnées en moi. Je vais défendre mes compagnons sain d'esprit. Non en fait, j'en ai rien à foutre d'eux. J'ai juste envie de défoncer cette bande de connards ! Je m'élance à toute vitesse sur un de ceux qui a les yeux ensanglanté, je saute et de toute ma force je le percute d'un coup de poing, ce dernier vient s'écraser cruellement sur un plot d'amarrage. Le choc est d'une telle violence que je le crois mort sur le coup. Un bruit sourd et métallique. Quelques uns se retournent vers moi à cet instant. Plusieurs d'entre eux s'élance vers moi dans une course irrépressible. Je couche le premier avec un esquive et coup de coude bien placé. J'enchaîne les autres en sortant mon revolver. Je commence à les abattre un par un. Je perçois sans les voir l'inquiétude dans le regard, non de mes assaillants, mais de mes camarades encore sains d'esprit. Il comprennent que je tire sur les serviteurs de l'appel, cependant, ils s'interrogent sur mon état de santé mentale. Moi aussi d'ailleurs. Je ne pensais pas que des coups de feu pouvaient déclencher des acouphènes instantanément. J'aperçois une légère flamme qui éclaire le bout de mon canon dans la nuit à chaque tir. Je réitère ma première impression : mes assaillants ont basculé dans la folie, les grognements sont de plus en plus distincts. Soudain, les balles viennent à manquer. N'y étant pas préparé, un gros matelot autrefois humain se jette sur moi et m'emporte au sol dans une rage effrayante. Ma sortie meurtrière a permis à mes compagnons de prendre des objets contondants. Le gorille des mers est rapidement neutralisé avant qu'il ne me blesse gravement. Un certain calme se fait entendre.

- « Attachez ceux qui sont encore en vie ! Qu'il ne puissent pas défaire leurs liens. M'écriai-je. Et jetons les cadavres par dessus bord. » Comment pouvais-je imaginer à cet instant que cette dernière décision aurait des conséquences catastrophiques ?

Je crois que mes exploits me positionnèrent naturellement comme une sorte de chef car ils s'exécutèrent tel un seul homme à toute vitesse. Enfin, je surestime certainement mon pouvoir, ils l'auraient certainement fait sans moi, mais mon ordre les a tout de même tous mis en mouvement. Il faudrait débriefer la situation. Mais est-ce vraiment utile ? Il semble que nous soyons déjà coordonnés. Et surtout, est-ce possible ? Que dirions-nous ? Aucun langage ne pourrait décrire ou expliquer ce qui vient de se passer. Pourtant le sens commun nous a unis dans cette première épreuve. J'ai peur qu'une tentative d'explicitation langagière passant par une forme de rationalité n'empire notre compréhension des choses. Cela pourrait nous voiler la réalité, pire, nous empêcher de nous comprendre entre nous, rendant impossible toute organisation commune comme la tour de Babel autrefois. Je crois qu'il vaudra mieux ne pas en discuter, et poursuivre cette dynamique de survie commune instinctive. Je levai les yeux vers le ciel brumeux. Il n'y a rien. Pas un oiseau. Pas la lueur d'une étoile. Nous sommes seuls ici, face à notre destin.

La Mer des SargassesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant