§ CHAPITRE 2 §

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La professeure revint très vite dans le salon, deux tasses de thé fumantes dans les mains. Elle déposa avec empressement les boissons sur la table en verre, ce qui produisit un claquement qui lui fit froncer le nez. Nélia sourit devant l'agacement manifeste de la jeune femme et la remercia tout en saisissant une des tasses. A peine eut-elle trempé ses lèvres dans le liquide brûlant que Mégara ordonna d'un ton sec :

- Échauffement !

L'étudiante retint un soupir, déposa la tasse sur la table et rejeta ses longs cheveux châtains en arrière. Elle vida l'air de ses poumons, ferma un instant les yeux puis se mit à agiter ses doigts au-dessus du thé. Une légère aura doré, très discrète, sembla émaner de ses doigts et soudain, le liquide s'échappa de la tasse, s'étira vers le plafond et s'enroula paresseusement autour des mains de la jeune fille. Cette dernière écarta brusquement les mains et le thé se sépara en deux sphères distinctes. Elle joignit ses paumes et les sphères fusionnèrent. Un mince sourire étira son visage aux traits félins.

Nélia effectua une série de mouvements précis avec ses doigts, rapprochant son pouce et son index droits contre la pulpe de leurs homologues gauchers de manière à former un triangle. Extrêmement concentrée sur sa tâche, elle fit se rejoindre ses majeurs, ses annulaires puis ses auriculaires, consolidant la forme géométrique que formaient ses doigts. D'un geste vif, elle plaqua ses paumes l'une contre l'autre avant de les écarter brusquement. Le thé, qui était toujours en apesanteur devant la jeune fille, suivit ce ballet imposé et se scinda en deux fluides distincts avant de s'affiner jusqu'à devenir aussi fins que des rapières.

Obéissant à un ordre silencieux de Nélia, les deux armes fendirent l'air en direction de Mégara. La professeure les évita en se baissant et intima à son élève de cesser ses enfantillages. Un sourire malicieux en coin, l'étudiante obtempéra, enjoignant au thé de revenir dans sa tasse d'origine. Mais avant que le liquide brun ne s'engouffre dans le récipient, la jeune fille ferma les poings et le flux se durcit. Le contact avec la céramique produisit un bruit sonore.

- Thé glacé, ironisa Nélia en renversant la tasse d'une simple pichenette dans les airs.

Les glaçons brunis roulèrent en cliquetant sur la table de verre, glissant jusqu'à Mégara, impassible.

La professeure passa une main dans ses courts cheveux blonds, se leva, contourna la table de verre et indiqua d'un geste du menton la grande bibliothèque qui se trouvait derrière Nélia. La jeune fille pivota et grimaça un peu, appréhendant la suite.

- Tu peux le faire, Nélia, tu en es capable. Vide ton esprit et ne te concentre que sur ton but, asséna la voix autoritaire de l'enseignante.

La jeune fille aux cheveux châtains souffla plusieurs fois, fit craquer ses doigts et fixa son regard noisette sur l'imposant meuble en ébène où étaient rangés des centaines d'ouvrages. Une aura doré illumina ses paumes et elle dirigea celles-ci en direction de la bibliothèque. À son grand étonnement, le meuble se souleva instantanément, très doucement, et se mit à flotter docilement à quelques centimètres du sol.

Un éclair de surprise passa également sur le visage de Mégara mais la fière professeure le maîtrisa très vite, félicitant chaleureusement son élève.

Quand elle l'avait rencontrée, Nélia était presque incontrôlable. La jeune fille avait gardé son don pour elle-même sans oser s'en servir à pleine puissance beaucoup trop longtemps. Son pouvoir s'était développé malgré elle, jusqu'à devenir impossible à contenir. Manquant à plusieurs reprises de se faire surprendre, l'étudiante avait effectué des recherches afin de trouver une solution pour s'en débarrasser.

Son enquête se solda par un échec et alors qu'elle allait se résoudre à abandonner, elle était tombée sur un extrait d'une interview télévisée de Mégara. Le titre de la vidéo prêtait à rire : « Mégara Webb est une reptilienne ! »

On y découvrait alors la jeune femme blonde avec quelques années de moins, sur le plateau télévisé d'une émission barbante portant sur les destins plus ou moins incroyables de certains individus. Le présentateur l'interrogeait sur son activité, n'écoutant qu'à moitié les réponses de son invitée, ce qui avait l'air de profondément l'agacer. L'homme passait très rapidement sur la brillante carrière de la professeure et tentait de l'amener d'une manière peu délicate sur le terrain de sa vie privée. Puis il finissait par poser cette question affligeante :

- Au vu de votre physique actuel, je suppose que vous pratiquez plus le sport mental que physique ? Pensez-vous que cela contribue à votre célibat ?

La main de Mégara, qui était jusqu'alors en train de tapoter la table d'un air impatient, se figeait. La jeune femme pinçait les lèvres et foudroyait le présentateur de son regard azur. Elle se levait, ne prononçait pas un mot et quittait le plateau.

L'instant d'après, un des néons s'abattait sur la table dans un vacarme assourdissant et prenait presque instantanément feu, provoquant une panique générale très vite censurée à l'écran.

La vidéo enchaînait sur des ralentis et des zooms pixelisés sur le regard sombre de Mégara avant sa sortie du plateau, prétendant qu'elle avait clairement des yeux de reptilienne et avait maudit le présentateur, ce qui aurait contribué à faire tomber le néon.

À l'époque, Nélia avait regardé la vidéo en boucle. Non pas que la théorie reptilienne l'ait convaincue, mais parce qu'elle avait perçu le léger mouvement de main qu'avait effectué Mégara en disparaissant dans les coulisses. Elle avait tendu son index droit le long de sa cuisse avant de le croiser très rapidement avec le majeur de la même main et de relâcher ses doigts, l'air de rien. Et pour l'avoir déjà observé lors de ses essais personnels, Nélia avait cru voir s'échapper un bref flux d'énergie violet, presque translucide, en direction du plafond. C'était extrêmement rapide et il avait fallu qu'elle ralentisse au maximum la vidéo pour en avoir le cœur net.

Ragaillardie par sa découverte, la jeune fille s'était rendue dans un des cours du professeure Webb, qui enseignait par chance dans son école. Elle avait attendu la fin du cours et que l'amphithéâtre se vide et alors que la jeune femme blonde était debout, en train de téléphoner et de fourrer ses cours dans son sac, Nélia était passée devant la chair et avait renversé le café de la professeure, sans le toucher. Elle n'avait pas osé lancer le moindre regard en direction de la professeure, terrifiée à l'idée de s'être trompée sur son compte et avait même accéléré le pas pour quitter l'amphithéâtre. Mégara en avait lâché son portable de surprise et avait empêché l'étudiante de sortir in extremis en verrouillant les portes d'un geste de la main.

Mégara eut un sourire fugace en repensant à sa rencontre avec son élève. Elle salua cette dernière, la raccompagnant jusqu'au pas de la porte. Après lui avoir adressé un dernier signe de la main, elle referma la porte en frissonnant et se rendit à nouveau dans le salon, droit sur la bibliothèque.

La jeune femme expira profondément, ses mains s'auréolèrent d'un violet pâle qu'elle dirigea sur l'imposant meuble. Les rayonnages se mirent à frémir, quelques livres mal rangés chutèrent lourdement sur le sol, mais la professeure n'y prêta guère attention. Son regard azur brillait d'une détermination indéfectible et était rivé sur l'objet qu'elle souhaitait faire voler. Cependant, la bibliothèque ne lui obéit pas. Au prix d'un effort de concentration surhumain, la jeune femme ne parvint qu'à la décaler de quelques centimètres, puis lâcha prise, épuisée.

Mégara serra les poings et contracta ses mâchoires. Elle ne comprenait pas pourquoi elle était incapable des mêmes exploits que son élève. Elle avait pourtant étudié la question de fond en comble, lu de très vieux ouvrages sur le sujet, maîtrisait la théorie à la perfection et s'entraînait tous les jours. Mais pour la première fois de sa vie, la pratique lui résistait et ne lui permettait pas de progresser dans le domaine, comme si elle était arrivée à bout de ses capacités.

La jeune femme eut un claquement de langue agacé quand la bibliothèque trembla à nouveau sans jamais décoller du sol.

Cette situation était parfaitement inadmissible pour celle que les médias surnommaient « la jeune prodige ». Elle n'était pas seulement professeure, elle était docteure en intelligence artificielle, championne mondiale d'échecs, et dirigeait du haut de ses vingt-huit ans une des entreprises les plus pointues dans le domaine des nouvelles technologies. Elle n'avait jamais connu l'échec jusqu'ici. Cet étrange don qu'elle avait de commun avec Nélia et dont elle s'était auparavant enorgueillie faisait désormais vaciller sa confiance en elle et la rendait vulnérable. C'était à la fois frustrant et très excitant pour une compétitrice de son envergure.

Atlantide - La Prophétie des NymphesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant