Bête de scène
La presse écrit les choses les plus bizarres sur mon compte, continuellement. Je ne
supporte pas que l’on déforme la réalité et je ne lis jamais ce que l’on écrit sur moi,
même si on m’en parle souvent.
Je ne comprends pas pourquoi les journalistes éprouvent le besoin d’inventer des
choses sur moi. Je suppose que s’ils ne trouvent rien de scandaleux à raconter, il
leur faut susciter l’intérêt d’une manière ou d’une autre, tout bien considéré. Je suis
fier pourtant d’avoir pu en sortir pas trop mal. Bon nombre d’enfants dans le show-
business ont fini dans la drogue : Frankie Lymon, Bobbie Dirscoll, etc. Je peux
comprendre cette attitude car c’est très dur de supporter un tel stress quand on est
très jeune. C’est une vie difficile. Très peu de gens réussissent à avoir une enfance
normale.
Moi, je n’ai jamais essayé la drogue, sous aucune forme, marijuana, cocaïne, rien. Je
le dis tout net, je n’ai jamais ESSAYÉ ! Ça ne m’intéresse pas du tout.
Ce n’est pas que je n’aie pas été tenté. Quand on est musicien, la drogue est à notre
portée, il n’y a qu’à tendre la main. Je ne veux pas avoir l’air de porter des jugements
sur les autres, ce n’est pas un problème de moralité pour moi, mais j’ai vu tellement
de gens détruits par la drogue que je refuse d’y toucher. Bien sûr, je ne suis pas un
ange, et j’ai mes défauts et mes points faibles, mais la drogue n’en fait pas partie.
Quand " Ben " est sorti, nous savions mes frères et moi que nous allions voyager
dans le monde entier. La musique soul américaine était devenue aussi populaire
dans les autres pays que les jeans et les hamburgers. Nous étions invités à visiter
d’autres continents, et en 1972, nous avons commencé nos grandes tournées
internationales par l’Angleterre. Bien que nous n’y soyons jamais allés, les gens
connaissaient tous les textes de nos chansons. Pourtant nous n’y avions jamais fait
de télé. Ils avaient de grandes écharpes avec nos photos et nos noms " Jackson 5 "
imprimés en lettres géantes. Les salles de concerts étaient plus petites qu’aux États-
Unis, mais l’enthousiasme du public explosait à la fin de chaque chanson. C’était
vraiment très agréable. Ils ne criaient pas pendant que nous chantions comme ils
font aux USA, et ils pouvaient de rendre compte à quel point Tito était un grand
guitariste, car ils l’écoutaient.
Nous avions emmené Randy avec nous parce que nous voulions lui donner un peu
d’expérience. Il ne faisait pas officiellement partie du contrat, mais il restait à l’arrière
du groupe, et il jouait des bongos sur scène. Il avait le même costume que nous et
quand nous le présentions au public, il était acclamé. La tournée suivante, Randy
faisait partie du groupe. Moi-même, j’avais joué les bongos avant Randy, et Marlon
les avait joués avant moi. C’était une tradition de faire démarrer le plus jeune sur ces
petites percussions marrantes.
Nous avions trois années de succès derrière nous quand nous avons fait notre
première tournée en Europe, et c’était suffisant pour contenter, à la fois les jeunes
qui aimaient notre musique, et la reine d’Angleterre que nous avons rencontrée lorsd’un gala spécialement organisé pour la circonstance. C’était vraiment très excitant
pour nous. J’avais vu, sur des photos, d’autres groupes, comme les Beatles,
rencontrer la reine, mais je n’aurais jamais rêvé avoir la chance de jouer pour elle.
L’Angleterre fut notre point de départ dans cette découverte des autres pays, et plus
nous avons voyagé, plus nous avons trouvé d’exotisme et de différences avec notre
pays. Nous avons visité les grands musées à Paris et les montagnes splendides de
la Suisse nous ont émerveillés. L’Europe nous a enseigné les racines de la culture
occidentale, et cela nous a préparé, dans une certaine mesure à la visite des pays
de l’Orient qui s’intéressent d’avantage à la spiritualité. J’ai été très impressionné
dans ces pays, de voir que les gens attachaient plus d’importance aux animaux et à
la nature, qu’aux valeurs matérielles. Par exemple, le Japon et la Chine m’ont
apporté beaucoup parce que j’y ai compris que la vie, c’est autre chose que ce que
l’on peut voir et toucher. Dans tous ces pays, les gens avaient entendu parler de
nous et ils aimaient notre musique.
L’Australie et la Nouvelle-Zélande, nos arrêts suivants, étaient anglophones, mais
nous avons rencontré des tribus, dans les terres, qui vivaient encore de façon
primitive. Ils nous ont accueillis comme des frères, bien que nous ne parlions pas
leur langue. S’il me fallait des preuves que les hommes sont frères, je l’ai eues au
cours de cette tournée.
Puis ce fut l’Afrique. Nous avions lu des choses sur l’Afrique parce que notre
professeur, Mlle Fine, nous préparait des leçons sur chaque pays que nous devions
visiter, portant sur la géographie, l’histoire, et les coutumes de ces pays. Nous
n’avons pas pu voir les plus belles régions de l’Afrique, mais l’océan, la plage, et les
gens étaient d’une beauté incroyable, là où nous nous trouvions. Un jour nous avons
visité une réserve d’animaux avec des fauves en liberté. Nous étions émerveillés. La
musique était extraordinaire, et les rythmes, à couper le souffle. Quand nous
sommes descendus d’avion le premier jour, nous avons été accueillis par une longue
file d’Africains en costumes chatoyants, avec leurs tambours et leurs percussions. Ils
dansaient tout autour de nous et c’est un spectacle que je n’oublierai jamais. Quelle
merveilleuse façon de nous accueillir en Afrique !
Et les artisans sur les places de marchés étaient incroyables ; ils fabriquaient des
objets sous nos yeux et les vendaient en même temps. Je me souviens d’un homme
qui sculptait dans le bois. Il demandait ce qu’on voulait et quand on lui demandait : "
un visage d’homme ", il détachait un morceau de bois, sur un tronc d’arbre et en
quelques coups de machette et de burin, il vous faisait ce que vous lui aviez
demandé. Je me suis assis pour l’observer et je l’ai vu faire ça des dizaines de fois. Il
était capable de reproduire tout ce qu’on lui demandait.
C’est en visitant le Sénégal que nous avons compris que notre héritage africain nous
avait permis de faire de nous ce que nous étions. Nous avons visité un ancien camp
d’esclaves abandonné à Gore Island et nous avons été très ébranlés par cette visite.
Le peuple africain nous a donné l’exemple du courage et de l’endurance et nous ne
saurons jamais assez leur revaloir cette grâce.
Je suis sûr que si Motown avait pu agir sur notre âge à leur gré, ils auraient aimé que
Jackie ne vieillisse pas et que chacun de nous le rattrape, à part moi, car je pense
qu’ils auraient bien aimé me voir rester un enfant-star. Ça peut paraître insensé, mais
quand je pense à la façon dont ils nous manipulaient, en nous empêchant de devenirun groupe autonome, avec notre propre ligne de conduite, et nos idées, je ne suis
pas loin de la marque. Nous grandissions en taille, en âge et en créativité. Nous
avions beaucoup d’idées que nous désirions expérimenter, mais ils nous freinaient
car ils prétendaient qu’on ne peut pas bousculer une formule de succès qui a fait ses
preuves, sans risquer de tout compromettre. Du moins, ils ne nous ont pas laissé
tomber comme on nous l’avait prédit quand ma voix a changé.
C’était arrivé à un point où il y avait plus de types avec nous dans la cabine que dans
le studio. Ils butaient les uns sur les autres pour nous donner des conseils et diriger
notre musique.
Nos fans inconditionnels ont aimé nos disques comme " I Am Love" et " Skywriter ".
Ces chansons étaient des titres ambitieux de pop music, avec des arrangements de
cordes, très élaborés, mais ce n’était pas pour nous. C’est certain, nous ne pouvions
pas faire des " ABC " toute notre vie, c’est la dernière chose que nous souhaitions,
mais nos plus anciens fans trouvaient qu’" ABC " nous ressemblait davantage, que
c’était plus fort et il nous a bien fallu reconnaître que c’était vrai. Vers le milieu des
années 70, on était sur le point de devenir démodés, et je n’avais même pas encore
dix-huit ans !
Quand Jermaine a épousé Hazel Gordy, la fille de notre patron, les gens nous ont
taquinés, comme si ça allait nous rendre les choses encore plus faciles. Bien sûr,
quand le disque " Get It Together " est sorti en 1973, il a reçu le même accueil que " I
Want You Back ". C’était notre plus grand succès depuis deux ans, même si ce
n’était pas une révélation comme l’avait été notre premier hit. Et pourtant, " Get It
Together " avait des harmonies discrètes, une guitare wah-wah plus aiguë, et des
cordes qui crépitaient. Les stations de radio l’ont aimé, mais pas autant que les clubs
où on passait du disco. Motown a fait pas mal de chemin depuis l’époque où les
musiciens de studio arrondissaient leur fin de mois en jouant dans les clubs et les
bowlings du coin. La musique de " Dancing Machine " s’était transformée à l’aide de
nouvelles machines. Dans ce titre la section de cuivres est la meilleure qu’on ait
jamais eue, et il y avait des effets aquatiques, dans le pont, programmés par un
synthétiseur qui empêchait la chanson d’avoir l’air démodé. La musique disco étaittrès critiquée, mais pour nous, ce fut le rite de passage au monde adulte.