Fille d'Icare

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Six jours que je suis sortie de l'hôpital. Et la vie poursuit son cours odieux. C'est comme si rien ne s'était produit, que cette nuit-là, je m'étais simplement endormie usuellement, à l'exemple de chaque jour de ma vie insipide. J'aurais pensé à la Mort, avant de me dire que ce n'était pas encore fini. J'aurais lutté pour conserver cette once d'espoir en mon faible cœur, le cœur qui m'a tant soutenue jusqu'à lors, battant de toutes ses forces, mettant à disposition toute l'énergie possible et imaginable pour me faire vivre, pompant le dioxygène et le glucose dont j'avais besoin pour garder les yeux ouverts, et me faire respirer. Respirer. J'ai pourtant l'impression de constamment me noyer. Soumise à cette fatalité propre à la vie, je me noie continuellement.

En fait, je pense que nous nous noyons tous, plus ou moins profondément. Personne n'a jamais réussi à atteindre la surface, car les abysses sont bien plus tolérables pour nos piètres âmes, et nos cœurs prêts à briser, ou à se faire briser.

J'aurais peut-être opté pour le sommeil éternel. Mourir aurait sans doute été préférable à ma condition actuelle ; incapable de me supprimer par mes propres moyens, j'ai laissé entrevoir à presque toutes les personnes que j'aimais le fin fond de ma pensée. Par cet acte délibéré, j'ai exposé à tout le monde mon désespoir, ma désolation, ma souffrance, mon déchirement. Tant d'adjectifs pour décrire une seule et même chose, mon pathétisme sans pareil.

En fait, tout autre châtiment aurait été préférable à mon état présent. Je ne suis plus vivante. Mais n'étant pas parvenue à achever ce que j'avais commencé, je ne suis pas morte non plus. Je ne suis plus rien. Ou peut-être une mort-née, ou une vivante dont l'âme a quitté le corps.

Pour ce qui est des séquelles physiques, j'ai troué mon estomac avec toutes les merdes dont j'ai fait profiter mon corps, et j'ai à présent de nombreux trous de mémoire. J'ai aussi des difficultés à me concentrer. Et puis à certains moments, j'ai d'horribles flashbacks qui me reviennent sous forme de séquences coupées, similaires à un vieil écran de cinéma qui passerait un film infini, image par image, lentement. Je me vois en train de prendre ces médocs, de les ingurgiter comme si c'était le seul remède qui m'aiderait vraiment, la seule façon de quitter ce monde souillé, le seul guérisseur de mes maux, bien que, déguisé sous des vêtements âprement blancs, le pseudo sauveur médicamenteux serait l'unique, le grand, meurtrier de mon existence. Il est évident qu'il serait inutile d'évoquer le fait que j'ai un coeur plus fragile qu'auparavant, précarisé par mes propres soins, puisque cela demeure être mon inexcusable "faute".

Je dois reprendre le lycée après ce week-end, et sachant que nous sommes samedi, il ne reste pas beaucoup de marge.

Je pensais que mes parents me traiteraient complètement différemment après ce qui est arrivé, mais, au contraire, ils feignent un mode de vie banal, juste à l'image d'un univers parallèle, où leur fille n'aurait pas tenté de se suicider. Mettre fin à mes jours aurait égoïstement pu faire cesser leur heureuse utopie. Je souris tristement à cette idée.

La chose qui m'eut curieusement le plus marquée fut cet examen psychologique que l'on me fit passer à l'hôpital, après cet infâme lavage et ce tube qu'ils avaient entré dans ma gorge, jusque dans mon estomac pour retirer tous les médocs. Je me demande encore quel en était l'intérêt. "Oh, elle a été retrouvée avec l'estomac rempli de médocs qui auraient potentiellement pu la tuer. Il semble nécessaire de s'assurer qu'elle est sainte d'esprit, tout de même !"

Bien-sûr que je dois être fêlée pour m'enfiler tous ces médocs dégueu dans l'unique but de ne plus jamais me réveiller. Ou peut-être est-ce encore plus fêlé que d'interroger une gamine quant à ce qu'elle pensait faire en s'empiffrant comme ça lorsque l'on connaît pertinemment ses intentions. Peu importe. Cet examen ne fut que très embarrassant, autant pour moi que pour mes parents dont le rapport fut livré à l'instant où j'eus quitté la pièce d'analyse.

Bref, je reprends les cours après-demain. Et en plus de voir mon enfer quotidien reprendre, je devrai me coltiner une thérapie de groupe chaque mercredi après-midi. Je ne me donne pas une semaine de survie dans ces limbes infernales. Je ne me donne pas une semaine de survie au lycée, dans cette société, accompagnée de cette atonique idée, perfide pensée qui me ronge à chaque instant : celle de quitter ce monde qui m'a construite, pour mieux me détruire.

Merci Papa, merci Maman. Vous venez de signer pour une deuxième tentative de suicide, qui arrivera tôt ou tard, dans les semaines prochaines, comme dans un ou deux mois.

Et je peux vous promettre que cette fois-ci, cette dernière réussira avec brio.

the last tearsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant