Profitant des derniers instants de plénitude propres au sommeil, je décidais d'enfin ouvrir les yeux.
Je découvrai une fois de plus mes parents sur le côté droit de mon lit, comme à l'accoutumée. Mon père regardait dans le vide d'un air absent, quant à ma mère, elle semblait en pleine navigation-web qu'elle ne se serait sans doute pas permis sans qu'il n'y ait bien rien de très précis à faire. Me sentant cette fois-ci capable de parler, je fis d'une voix faible : "Papa, Maman, je suis là".
A mon grand étonnement, ils restèrent très calmes, presque austères à mon soudain éveil. Mon père murmura un "D'accord, mon trésor", avant de se lever pour refermer la porte de la chambre entrouverte. Puis il se retourna, avec ce même air ascétique qui commençait fortement à m'effrayer. Je pense que je n'avais jamais vu mes parents aussi sérieux, ou, tout du moins, stoïques. Leur allure professionnelle, bien trop rigide pour être naturelle, ne me semblait que plus suspecte sachant que c'était la première fois que j'atterrissais en hôpital.
Mon père se rassit, avant de rapprocher sa chaise blanche vers mon lit. Il commença par regarder longuement le mur immaculé, puis ce fut à mon tour d'être fixée consciencieusement par ses yeux noisette habituellement chaleureux.
"- Alors... C'est cette trace que tu veux laisser dans le monde ?", m'interrogea-t-il, les larmes aux yeux.
Je ne répondis pas, cette image infiniment trop outrageante pour moi. Je sentais une sorte d'amertume me monter jusqu'au crâne, un mal-être profond, celui dont je connaissais bien la nature, et auquel j'avais longtemps pensé, qui me rebutait, m'empêchait d'avoir la hargne d'en finir. Oui, c'était bien elle. Cette ineffable culpabilité dont j'avais le secret.
"- J'avais prévu de grandes choses pour toi ! Tu avais un brillant avenir !", tempêta-t-il, la douleur dans la voix, la détresse dans le regard, et le cœur en mille morceaux. Un mince filet larmoyant coulant lentement sur sa joue gauche, il regarda le sol, avec le tourment et l'affliction d'un père tiraillé entre l'amour de sa fille, et la hantise monstrueuse de la perdre pour de bon.
"Je...", partai-je d'un murmure, "Je suis désolée...", lâchai-je, autant choquée que déchirée.
Ne pleure pas, Papa. Ne pleure pas. Je ne voulais plus jamais qu'il pleure pour moi. En fait, c'était la première fois que je le voyais pleurer. C'était bien la première fois qu'il s'exposait autant. Qu'il ouvrait son cœur aussi promptement, clairement. Je réalisais seulement maintenant combien il m'aimait, et combien son tourment était grand. Il m'enlaçait constamment, ses baisers sur ma joue avaient le goût de la familiarité, de la routine. Je n'aurais jamais pu concevoir que tous ces cadeaux qu'il me faisait partaient d'un sentiment aussi sincère, aussi vrai, aussi bon. Cet amour qu'il me vouait inlassablement, simplement à cause de mes gènes, de mon sang. C'en était trop. J'allais encore m'effondrer.
Ma mère releva la tête, me détaillant à présent avec un visage impassible. Ses yeux en disaient long sur ce qu'elle pensait. Mais malgré ce qu'elle laissait paraître, je devinais de l'inquiétude.
"- Mais qu'est-ce qu'on doit faire ? Qu'est-ce qu'on a raté ?, balbutia mon père, d'un ton amer. On t'a tout donné ! Bordel... Tu nous remercies comme ça ?"
"- J'ai... Je... Pardon", chuchotai-je, d'une voix presque inaudible.
"- Tu sais très bien comment ce que tu as fait s'appelle. Tu sais très bien ce que c'est. Et tu sais ce qui peut se passer après coup, me lança-t-il, les traits tendus, les lèvres tremblantes. Et si tu avais réussi ? Et si tout s'était passé comme tu l'avais prévu ? Est-ce que tu as pensé à nous ? Tu sais ce que ça nous a fait, à ta mère et moi, quand on t'a retrouvée par terre, le visage livide, avec tous ces putain de médicaments à côté de toi ? Tu sais ? Non, tu ne sais rien ! Tu ne sais rien, tu n'as que 16 ans, tu n'as vécu que 16 pauvres années de vie et tu te permets de juger que c'est terminé. Ce n'est pas comme ça que je t'ai élevé. Ce n'est pas comme ça que je voulais que tu penses. Combien tu as pris de cachets ? Combien ?, me hurla-t-il, les larmes abondantes sur ses joues maintenant humides. Pourquoi tu nous fais ça ? Combien tu en as pris ?", repris-t-il, hors de lui.
"- 27... Ou 29. Je ne sais plus", arrivai-je à formuler, effarée.
Mon père prit sa tête dans ses mains, le regard plus ébranlant que jamais.
"- Tu as gagné un trou dans l'estomac, avec tes conneries. Tu as troué ton estomac avec toutes ces merdes... J'espère que tu es contente. J'espère que ça t'amuse de foutre en l'air tout ce qu'on t'a offert...", murmura-t-il, le regard vide, anéanti, en dépit les larmes prouvant son décontenancement.
Ma mère prit finalement la parole.
"- Je suis très déçue... En plus de t'être mise en danger en prenant tout ça, tu as volé mon traitement. J'aurais également pu être en danger à cause de toi. Tu nous as déçu tous les deux, et, au-delà de ça, si tu en avais vraiment fini, tu aurais laissé ton petit frère tout seul. Tu l'imagines grandir sans grande-sœur pour l'aider ? Sans soutien affectif venant de toi ? Il t'aime tellement, et..., amorça-t-elle, le visage dépourvu de colère, ni de tristesse, mais les mains frémissant aussi régulièrement que les feuilles mortes de l'automne. Tu as tout gâché."
Stop, ça suffit. J'en ai assez entendu. C'est une torture. Je veux qu'ils sortent tous. Je veux qu'ils me laissent tranquille. S'ils cherchent à m'imputer de tous les maux, c'est qu'ils ne comprennent rien. Ils ne comprendront jamais. Jamais.
"- Taisez-vous ! Taisez-vous !, criai-je à mon tour, d'une voix terrifiée, les larmes chaudes roulant à présent sur mon visage, le masque tombant peu à peu. Vous ne savez rien non plus ! Comme d'habitude, vous ne cherchez pas à comprendre pourquoi j'ai fait ça, mais vous m'incriminer, vous me traitez d'inconsciente ! Vous vous en foutez bien de ce que je ressens... Pour vous, je ne suis qu'une gamine égoïste et dangereuse. Une violente fille qui vous déplaît. C'est en partie pour vous ouvrir les yeux que j'ai fait ça... Mais vous vous en foutez... Vous ne pensez qu'à m'arracher mon téléphone ou me priver de sortie, pensant que je sors ou que je prends plaisir à lire les conversations dont je ne ferai jamais vraiment partie. Vous pensez que je vis normalement, que je n'ai pas de pensées sombres, que je suis au lycée et que je traverse les plus belles années de ma vie. Vous ne savez pas à quel point c'est dur. Vous m'arrachez tout ce à quoi je me suis attachée. Je me sens tellement seule. Même quand vous m'abondez de mots doux, c'est douloureux, merde..."
Mon père avait le regard fixé au sol. Ma mère détournait également le visage.
"- Regardez-moi... Regardez-moi", fis-je avec un ton que je pensais raide, péremptoire. Ma voix se brisa au bout d'un mot.
"- Ton père et moi avons besoin de prendre l'air", me signala ma mère, avant de saisir mon père par le bras. Son regard était si vacant, nu, il était brisé ; je l'avais brisé.
Une fois mes parents sortis de la pièce, je fixais à mon tour le mur. Ma vision divagua vers la fenêtre à semi-ouverte. Mon regard était voilé d'un sombre rideau, funeste symbole de mon aveuglement constant. J'étais déboussolée. Devrais-je sauter ? Pour en finir maintenant ? Maintenant que j'avais achevé mon œuvre. Mes parents avaient raison, en faisant tout ça, j'avais mené ce dessein funèbre, vaguement élaboré, animé par les pensées suicidaires et la société.
Soudain lucide, je me retournais dans mon lit. Et puis le silence pesant me mena à réfléchir. Je restai muette, tandis que les dernières larmes se répandaient sur le début de mon nez, et puis ma pommette. Cela faisait longtemps que je n'avais pas pleuré. Enfin, pas si longtemps que ça. Lorsque j'avais réalisé à la 20ème pilule qu'il était trop tard pour faire machine arrière, et que j'allais bel et bien mourir. J'ai pleuré. C'étaient des larmes très honnêtes. Un peu comme quand on est petit et que nos larmes sont les moins contrefaites du monde.
Je laissais le calme transcendant de cette nouvelle chambre me submerger. Et j'acceptais que cette absence silencieuse qui disait tout, aussi pesante qu'elle soit, m'accompagne dans mes pires moments.
Et ce, même si c'était cette solitude pesante qui avait dirigé mon acte désespéré.

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the last tears
Ficção AdolescenteC'était une nuit, une sombre nuit d'été. L'espace d'une fraction de secondes, Lisa avait perçu l'inconcevable. Mais, et si l'inconcevable pouvait prendre l'apparence d'un jeune-homme de son âge ?