Le jour de la « bataille finale » approche à grands pas, jusqu'à ce que le fameux jour arrive. Je n'arrive pas à dormir tellement je suis excité et impatient. Je me lève donc, conscient que le sommeil ne viendra pas ce soir là. Ou alors, pendant la bataille, mais celui-ci sera éternel. D'ailleurs, je décide d'aller faire un petit tour au lieu-dit mais je tombe nez à nez avec Henrick, celui qui partage ma vie et mon lit en mousse depuis un mois maintenant. Ses yeux vert-pomme me sondent, ses cheveux mi-longs portés par le vent me chatouilles les joues. Je n'ose pas le regarder en face. Quand je le regarde, je revois Alice. Elle me regarde et me juge. Puis il fait quelque chose que je n'aurais jamais imaginé. Il se rapproche brusquement, collant ses lèvres sur les miennes. Il m'embrasse tendrement, comme pour me dire « reste, je t'aime, je tiens à toi ». Et Alice disparaît de ma tête et de mon cœur, laissant place à Henrick. En fait, non. Il avait déjà pris sa place bien avant, mais je refusais de l'admettre. Mais maintenant, je sais. Je sais que je l'aime, je sais que je ne veux plus mourir, je sais que je veux vivre avec lui, et mourir à ses côtés. Il a réussit à me faire changer d'avis. Évidemment, ça ne règle pas mes problèmes. Mais je sais qu'il pourra m'aider à les porter, et je pourrai faire de même avec les siens. Je sais que je peux tout faire, maintenant qu'il est derrière moi. Au sens figuré. Je le regarde dans les yeux et passe ma main sur sa joue rappeuse à cause de son début de barbe. Il me prend dans ses bras et me serre fort. Je respire son odeur de sapin fraîchement coupé si particulière. Et j'éclate en sanglots, parce que je me rends compte qu'il y a deux minutes, je voulais aller sur le champs de bataille et recevoir une balle. J'éclate en sanglot parce que je réalise que quelqu'un tient à moi sur cette terre. Il me console doucement en me susurrant des mots doux à l'oreille. Sa voix douce et grave à la fois me berce et m'apaise. Je retrouve rapidement mon calme au creux de ses bras. Puis il s'écarte doucement.
-Écoute, on va devoir cacher notre amour. La société ne veut pas de gens comme nous. Pour mes parents, c'est un homme et une femme ensemble. Deux hommes ou deux femmes, c'est pas possible pour eux. Et pour le reste de la société.La société ne veut pas de personnes comme « nous ». J'explose de rage. Il tente de me calmer, en vain. Des larmes de rage, de tristesse et de colère commencent à couler sur mes joues. Pour me calmer, je pars marcher dans la forêt, seul. J'ai besoin de faire le point, de trouver des solutions à notre condition, de pleurer seul. Je laisse mes pensées vagabonder et mes pieds me guider à travers les arbres. Sans m'en rendre compte, je marche toute la nuit. Je décide de faire demi-tour et de retourner au camp. J'ai besoin de retrouver Henrick. Mais j'arrive sur le champ de bataille. Attends, quoi ? Comment ai-je fait pour arriver ici sans passer à proximité du campement ? Les deux armées se font face dans un silence morbide. Je me fige sans savoir quoi faire. Puis l'assaut est lancé. Les premières balles fusent. Elles me frôlent. Je tente de les esquiver et de retourner me cacher en forêt. Mais je m'enfonce dans la boue. Une balle me touche à la jambe. Je tente encore de me dégager, mais c'est impossible avec ma jambe blessée. Les troupes se rapprochent. Je panique. Je tire de plus belle sur mes jambes. Une autre balle vient se loger dans mon épaule. Des larmes commencent à couler. Mon esprit me hurle des conseils incohérents sous l'effet de la panique. Mon cœur me dit de survivre, pour Henrick. Je tire encore sur mon pied. Les troupes sont à une cinquantaine de mètres de moi. Il suffit que l'un d'entre eux me voit et c'est la fin. Je réussis enfin à me dégager et je cours vers la forêt, vers le campement, vers Henrick, qui doit être mort d'inquiétude. Puis il apparaît. Il est à l'orée du bois. Il me cherche du regard. Il court vers un soldat qu'il prend pour moi mais il se rend vite compte que ce n'est pas moi. L'homme le reconnaît et pointe son arme sur lui. Ne sachant que faire, je hurle le nom d'Henrick. Les deux hommes l'entendent. Ils tournent la tête. Henrick se remet à courir, vers moi cette fois. Mais le soldat lève son arme et tire. Une tâche rouge apparaît au centre de sa poitrine. Henrick tombe à genoux. Je cours vers lui et le sers dans mes bras quant il commençait à tomber complètement.
-Ça va, ça va. Je suis là maintenant. Tout va s'arranger, on va trouver une solution.Henrick ouvre la bouche pour parler mais de sa bouche ne sort qu'un râle rauque. Un autre coup de feu est tiré. Elle vient se loger dans la tête d'Henrick. Je vois l'action au ralenti : la balle arrive, touche l'os, le déforme et le fait exploser, sa cervelle jaillit et vient m'éclabousser. Le sang commence à couler, d'abord en petites rivières timides, puis en torrents meurtriers. Horrifié, je le lâche. Il s'effondre au sol, mort. Le reste de sa boîte crânienne se déverse sur le sol et se mélange à la boue, la terre et les rochers. L'un de ses yeux verts me fixe avec un angle bizarre. L'autre œil est rempli de terre, de bouts de cerveau et de sang. Je me retourne et vomi le peu de nourriture qu'il restait au fond de mon estomac. Ma respiration s'accélère. Je sens mes poumons se compresser à cause de la culpabilité. Je m'effondre aussi, de désespoir et de tristesse. Puis je me rends compte que je saigne, mais je ne sais pas où se trouve la plaie. À l'épaule ? À la jambe ? Ma cicatrice qui s'est rouverte ? Je ramène mes mains contre moi et réalise qu'elles deviennent poisseuses. Je les regarde. Malgré ma vision brouillée par les larmes, je constate que c'est du sang. Je panique quand je sens mes poumons se remplir petit à petit. J'ai peur qu'une balle ne les ai perforé. Au fur et à mesure que les armées progressent, je perçois un long sifflement continu et suraigu. Je ferme les yeux et calme ma respiration, ce qui n'est pas chose aisée vu les circonstances. Mais j'y parviens tout de même. Malgré le sifflement suraigu, j'entends le bruit des bottes qui pataugent dans la boue qui se rapproche. Puis je n'entends que des bruits sourds, comme étouffés par une épaisse couche de tissu. Petit à petit, la douleur disparaît. Je n'entends plus rien, ne vois plus rien, ne sens plus rien. Ni le froid de la terre, ni la douleur de mes plaies, ni les soldats qui me piétinent sans me voir. Et j'aperçois une faible lueur loin, très loin devant moi. Elle grossit doucement, s'avance, gagne en intensité, ou alors c'est moi qui avance vers elle. Au bout de quelques minutes seulement (selon moi, car je n'ai plus aucune notion du temps), elle m'enveloppe totalement. Une douce chaleur et un amour profond parcourt tout mon corps apaisé et relaxé. Je n'ai plus envie de quitter ce bien-être. Mon corps et mon esprit ne font qu'un. Une voix mielleuse me chuchote à l'oreille :
-Tu étais sur le champ de bataille. Tu n'étais pas sensé y être. (Malgré ces paroles, il n'y a aucune reproche dans sa voix.) Tu peux encore être sauvé. (Je n'en ai pas envie.) En revanche, il est trop tard pour Henrick. Lui non plus n'était pas sensé se trouver sur le champ de bataille. Il va rester ici, avec moi. Mais toi, tu peux encore vivre. (Je ne veux... je ne peux pas vivre sans Henrick. Je veux rester ici, avec lui.)
-Quoi ?
-Si quelqu'un trouve ton corps à temps, tu revivras. Sinon, tu resteras ici avec Henrick.
-Et... quand sera-t-il trop tard ?
-Dans quelques heures. Mais la notion du temps n'existe pas ici. D'ailleurs, tu viens de mourir.
En effet, je ressens maintenant une intense chaleur, pas forcément désagréable, dans tout mon corps. Au fond de moi, une joie immense se répand. Elle part de mon cœur et va jusqu'au bout des doigts. Et je le vois. Il s'avance vers moi, bras ouverts. Il n'est pas comme je le voyais étant vivant. Ses muscles sont bien plus développés, sans être laids non plus. Sa barbe est un peu plus fournie et plus rousse. Ses cheveux sont coupés courts et coiffés en arrière. Il est un peu plus grand, sûrement du au fait que la vie sauvage demande de porter des troncs assez lourds. Henrick me serre dans ses bras et m'embrasse comme il l'avait fait dans la forêt il y a à peine une journée.
-Comme tu es beau...
-Toi aussi, tu es magnifique, mon amour.C'est la première fois que quelqu'un m'appelle « mon amour ». Avant, on m'appelait « Machin », « Truc » ou on disait simplement mon nom de famille pour me désigner. Je n'en reviens pas de cet amour inespéré. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine et je serre à nouveau Henrick dans mes bras. Il me serre à son tour puis se dégage doucement. Il me prend par la main pour m'emmener vers une forme noire, apparue au loin, à l'horizon. Tandis que nous nous approchons, je distingue un peu mieux ses formes. C'est une femme aux cheveux rouges sang et aux yeux vert-pomme.
-Alice !Je cours dans ses bras et la serre tout en la soulevant. Elle rit à cœur-joie et me serre dans ses bras. Je la repose et elle enfouit son visage dans mon cou. Je fais de même et son délicat parfum de pommes me monte au nez. Elle n'a pas changé. Puis, je réalise où nous sommes.
-J'ai toujours su que tu étais un ange. Au fait, comment es-tu m... décédée ?Elle regarde au sol, honteuse. Puis elle relève la tête, les yeux plein de larmes. Je la serre à nouveau dans mes bras et la calme doucement. Elle m'embrasse sur la joue et me glisse dans l'oreille :
-Je suis morte sous les coups de mon mari. Il m'a tué de sang froid, sans éprouver aucun remord. Et il s'est remarié quelques mois après.Elle frissonne en disant ça. Je la regarde pleurer en silence sans vraiment savoir quoi faire pour la consoler, à part peut-être la serrer fort dans mes bras.
-Je vais le tuer, ce fils de pute.
VOUS LISEZ
Le Survivant
Historical Fiction1914, la guerre éclate dans le nord de la France. Les allemands répliquent. Un jeune français pas très patriote est envoyé à Verdun. Grâce à lui, le cours de la guerre va changer en faveur de la France. Mais on étouffe son exploit, de peur que ses...