Chapitre 5 : chez moi ?

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Un bruit sourd se fait entendre. Petit à petit, je reprends conscience. Je suis allongé sur les rochers, mes jambes en travers de la rivière. La corde a finalement cédé. Zut. Je me relève avec difficulté à cause de mes membres engourdis par l’eau froide et la circulation du sang insuffisante. Je marche un peu et retourne m’assoir sur mon « lit ». Je me rends compte alors que j’ai toujours la corde autour du cou. Je la retire et la jette le plus loin possible dans la rivière. Elle flotte un moment, malmenée par les remous et les rochers en surface. Puis elle coule. Des larmes viennent. Je ne cherche pas à les essuyer. J’en ai marre. Toutes mes tentatives sont vouées à l’échec. La plupart des hommes tiennent à la vie et ils meurent à la guerre et moi qui veut absolument crever, je suis l’un des rares survivants de cette boucherie. Quelle ironie… Quand aurai-je enfin le droit de trépasser ?  Je reste plongé dans mes pensées un long moment avant d’entendre un bruit de moteur au loin. Sûrement une voiture. Je me cache sous le pont en attendant qu’elle passe. Mais elle s’arrête au milieu du pont et des claquements de bottes sur le pavé se fait entendre. Je me terre un peu plus dans mon abri quand le bruit des bottes claquant sur le bitume se rapproche. Deux gendarmes apparaissent. Ils sont sûrs d’eux. L’un d’entre eux, le plus grand et massif, regarde tout autour de lui. Son regard fatigué s’arrête un instant sur mes affaires en piteux état. L’autre regarde le tas de trognons de pommes laissés à l’abandon entre mon lit et ma cachette. Puis il me voit. Il donne un léger coup de coude dans les côtes de son collègue et me désigne d’un discret mouvement de tête. Ils s’approchent doucement et se plantent devant moi. Le petit me dit :
-Tu es guéri ? Tant mieux ! On t’attend sur le front.

Et, pour la seconde fois, je me retrouve à patauger dans la boue avec les rats, une arme serrée dans la main. Moi qui avais réussit à échapper à cet enfer, me voilà de retour. Je me serai bien tiré une balle, mais je préfère le faire seul. Et ces derniers jours, la solitude s’est faite rare. J’ai été noyé dans la foule de soldats grouillant comme des rats au fond des tranchées. Mais je ne perds pas espoir. L’assaut va commencer. Les fantassins commencent déjà à sortir leur tête des tranchées. Puis le chaos arrive. Tout le monde court de tous les côtés pour sortir de la boue, dans le but de retourner dans la boue, sur la trajectoire des balles. Je suis le mouvement sans réfléchir. Comme d'habitude, aucune balle ne me touche. Rapidement, les tranchées allemandes sont prises. Les prisonniers sont rares, et les morts sont nombreuses. Cette fois, je ne suis pas autorisé à assister à l'interrogatoire. Je les comprends, vu ce qui s'est passé la dernière fois. Voulant me reposer, je décide de m'isoler. Mais j'ai à peine quitté le reste de mon régiment qu'on commence à nous bombarder. Je ressors quasiment immédiatement, priant pour me faire démembrer par un projectile mais mon vœux n'est pas exaucé. Et les avions qui larguaient les bombes repartent déjà.

Ce bref épisode sera le résumé de ma vie, et de mon quotidien pendant plus de trois ans. Je cherche tout le temps à me faire tuer mais la Mort refuse catégoriquement de m'accueillir dans son royaume. L'armée française tente vainement de repousser les Allemands depuis des mois maintenant. J'ai été envoyé à Verdun parce que je fais parti des “survivants”. C'est ironique, en un sens. Moi, celui qui tente de crever depuis le début de la guerre, un survivant ? Peut-être suis-je destiné à survire. Cette perspective me fait peur. Vivre l'enfer de la vie après l'enfer de la guerre et de la mort. Je ne le veux pas. Je ne le veux plus.

À plusieurs reprises, j'ai frôlé la mort. De très près. Par exemple, quand les Allemands ont atteint nos tranchées. Je me suis mis au milieu du passage et j'ai écarté les bras, dans l'espoir que l'un d'entre eux me touche. Il a pointé son arme sur moi. J'ai fermé les yeux. Le coup de feu est parti. Et j'ai entendu un bruit sourd et un long sifflement. J'ai ouvert les yeux et le Boche était au sol. Un autre gars de mon régiment se tenait à sa place.
-C'est très bien d'avoir bloqué le passage, mais le but c'est de rester vivant. C'est pas avec des macchabés qu'on va défendre la France.

Le SurvivantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant