La peur mêlée à la stupéfaction d'être de retour à la maison me rendait encore plus anxieuse de ce qui m'entourait. Je redécouvrais les traits et les allures de mon propre chez-moi.
Vu de l'extérieur pourtant rien n'avait vraiment changé en deux mois, mise à part que les fleurs que maman chérissait tant avaient toutes fané faute d'entretien régulier, que le gazon ainsi que les arbustes avaient jauni et que la façade crème semblait beaucoup plus fade que ce qu'elle ne l'avait jamais été.
Tout autour, la forêt semblait silencieuse, triste. Les branches des sapins se courbaient sous le déluge, laissant les gouttes d'eau glisser paisiblement le long de leurs épines comme si eux aussi pleuraient mon retour.
Revenir ici après tous ces efforts c'étaient comme revenir à la case départ en ayant brûlé des étapes. Pas une seule seconde je m'étais doutée que ma fuite aurait pour ligne d'arrivée cet endroit maudit. Et pourtant, si seulement j'avais su, qui sait comment j'aurai agi, qui sait comment cette histoire aurait été racontée, peut-être bien qu'il n'y aurait alors tout simplement pas eu d'histoire, parce que j'aurai très certainement été morte avant de pouvoir l'énoncer.
La voiture s'engouffra ensuite dans le sous-sol par la grande porte qui s'était entrouverte automatiquement après notre arrivée. Michael coupa le contact une fois à l'intérieur et m'ouvrit la portière. J'eus à peine le temps de m'acclimater à l'obscurité et à la fraîcheur de la cave que déjà je fus escortée dans l'escalier par l'Inconnu. Il n'y avait rien de pire que d'être chaperonnée de la sorte par un étranger qui ne me lâchait pas d'une semelle. Je sentais son ombre planer derrière moi quoi que je fasse et je savais que je ne me débarrasserais pas de lui aussi facilement. Pourtant dans mon esprit tout y était clair, il fallait que je récupère Chris et qu'on déguerpisse d'ici le plus vite possible.
Mes pieds frôlèrent alors la dernière marche avant la porte en bois menant au salon. J'avais toujours cette boule de panique logée au creux de mon estomac parce que je savais qu'une fois cette dernière étape franchie, mes cauchemars reprendraient à nouveau vie. Mais en réalité, je luttais intérieurement contre mes démons. Je n'avais pas le droit de les laisser entrevoir mes faiblesses ni même mes émotions.
Je me devais de rester impassible face à ce que je trouverais derrière cette porte.
L'Inconnu souffla d'impatience devant mon mutisme. Il prit les devants et oscilla la poignée à ma place.
- Avance maintenant, me menaça-t-il presque, son souffle chaud caressant ma nuque.
J'obéis non sans frissonner.
Le salon n'était que très faiblement éclairé par deux lampes de chevet et les rideaux à moitié tirés n'aidaient pas à rendre le lieu moins glacial. Le tapis persan au centre de la pièce avait disparu comme une bonne partie de nos anciens meubles tandis qu'un imposant bureau avait été installé non loin de la cheminée, juste devant la porte qui menait à l'étage supérieur. Un ordinateur dernier cri et un tas de paperasse ordonné l'ensevelissaient de part et d'autre. Et puis rien.
Pas d'armes, pas de cris, pas de bain de sang, rien. Tout avait été aseptisé, nettoyé, purifié pour que le souvenir de cette nuit ne reste que ça, un souvenir dans les esprits décharnés de ceux qui n'avaient pas oublié. Je n'étais plus qu'une inconnue dans une maison que je ne reconnaissais plus et la rage monta en moi. Où étaient passées les photos de famille ? Et le tapis sur lequel leur sang avait coulé ? Où étaient les armes ? Les balles de plombs ? Où était l'horreur ?
L'Inconnu me tira un fauteuil de l'ombre pour m'inviter à m'y asseoir tandis que les aiguilles de la pendule indiquaient le retour de l'aube. Je me retrouvais maintenant devant ce bureau, avec l'impression omniprésente d'être une criminelle attendant son jugement.
- Alejandro ne devrait pas tarder maintenant, tiens-toi tranquille encore un moment.
Et après quoi ? Je pourrais enfin lui embrocher le cœur avec son propre flingue ? Je pourrais enfin lui faire payer ?
- Tu dois être un larbin vraiment apprécié du chef pour avoir le droit de me conduire jusque dans ses quartiers privés, lui assénais-je alors d'un regard de feu.
Il ne faisait aucun doute que ce qui avait autrefois été un salon convivial et chaleureux servait désormais de Quartier Général aux Scarabées.
Et puis merde à la fin, j'en avais marre de recevoir des ordres d'un type que je ne connaissais ni d'Adam ni d'Ève. Et je savais que je ne réussirai pas à calmer un minimum ma haine tant que je n'aurais pas vu mon frère en chair et en os.
L'Inconnu, désormais plus qu'exaspéré par mes remarques se positionna derrière moi, face au dossier du fauteuil sur lequel j'étais assise et abaissa son visage jusqu'à ma hauteur.
- Et toi tu as surtout de la chance qu'on m'a ordonné de ne pas te toucher parce que sinon ça ferait longtemps que ma main aurait chatouillé ton doux visage Anastasia.
Sa voix était dure, ferme et l'entendre prononcer mon prénom me faisait tressaillir davantage. Je savais que la montagne de muscle qui devait se cacher sous son costume cravate n'était pas un leurre et qu'il aurait volontiers réussi à me mettre au tapis rien qu'avec son petit doigt.
Je mordis ma lèvre inférieur, trop agacée à l'idée qu'il puisse m'en coller une gratuitement alors que je n'étais qu'une victime parmi tant d'autres.
Des pas foulèrent le sol à une distance dont j'aurai été incapable de déterminer jusqu'au moment où je le vis, adossé contre la chambranle de la porte ouverte face à moi. Le Diable en personne. Alejandro.
Un sourire satisfait s'immisça sur ses lèvres. Cette pourriture avait tué ma famille. Il les avait assassiné dans la plus grande sauvagerie et moi j'étais là, assise à sa merci. L'envie de lui enfoncer mon poing dans sa figure me torturait depuis maintenant tant de semaines que mon corps se souleva brusquement à la vue de sa personne. Des spasmes de répulsion m'envahirent et je fus presque sur mes deux jambes pour réaliser mon désir lorsque les mains de l'Inconnu se resserrèrent sur mes épaules comme s'il avait deviné mes intentions bien avant que je les matérialise.
Ce qui ressembla à un rire moqueur s'échappa d'entre les lèvres d'Alejandro. Il se tourna ensuite vers l'Inconnu pour le saluer.
- Kyle.
Ce dernier baissa les yeux, signe d'humilité et de soumission.
- Père.