Chris tapa du pied au sol tandis que sa main blessée se mit à tressaillir nerveusement sur sa cuisse. Il marmonna entre ses dents, le regard perçant fixé sur nos deux interlocuteurs qui irradiaient de confiance.
- C'est hors de question, balança-t-il enfin la mâchoire contractée. Elle ne fera rien pour vous.
Mes poils se hérissèrent sur mes avants-bras; la seule fois où je l'avais entendu élever la voix de cette manière c'était quand les corps de nos deux parents s'étaient fracassés sur le tapis qui occupait autrefois le centre du salon.
Le visage d'Alejandro se tordit en un affreux rictus.
- Ce n'est pas à toi d'en décider.
Le Diable se tourna alors vers moi, les mains croisés. Il me faisait penser à ce personnage toujours aigri des Simpsons.
- Anastasia, je te prierais de bien vouloir y réfléchir, seule.
Mon regard se perdit alors au loin, encore plus loin que ce bureau, cette pièce et même cette maison. Pourquoi moi ? Qu'avais-je donc de si spéciale ? Absolument rien. Alors pourquoi insistaient-ils tant pour me forcer à rejoindre leurs rangs ?
Chris m'implora du regard, sa main s'agitant toujours aussi fébrilement. Il devait être encore plus nerveux que moi.
Mes pupilles entrèrent alors en collision avec celles de Kyle et je compris d'avance qu'il n'y aurait pas d'issue de secours. Pas cette fois.
- Vous avez décimé toute ma famille et maintenant vous voudriez que je travaille pour vous. Y'a-t-il une logique que je n'aurais pas encore saisi dans tout ça ?
Chris n'arrêtait pas de gigoter dans tous les sens sur sa chaise.
- Et bien, reprit Alejandro le front plissé, tu as su démontrer beaucoup de courage et d'intelligence en prenant la fuite cette nuit-là. Tu m'intéresse, en réalité je dirais même que tu serais la recrue idéale.
Je me demandais bien pour quelle genre de tâche j'aurais été "idéale". À en juger par son sourire ce n'était certainement pas pour passer l'aspirateur.
- Tout est déjà réfléchi, c'est NON, s'écria alors Chris aussi fort que sa mâchoire défoncée lui le permettait. Anastasia, chuchota-t-il ensuite en s'approchant de moi, écoute, ces salauds ont tué nos parents sans la moindre pitié, et ils feront la même chose avec toi quand tu ne leur sera plus utile.
Ce fut la remarque de trop, Kyle qui entre temps s'était déplacé vers nous lui en décocha une en plein sur la joie droite.
- Ne le touche pas, hurlais-je alors à plein poumons en me levant d'un bond.
J'étais secouée par la rage, mon sang bouillonnait dans mes veines. Je me transformais maintenant en une véritable cocotte-minute prête à exploser.
- Sinon quoi ? osa-t-il demander avec un air de défiance.
Il dégagea un pan de la veste de son costard pour venir poser sa main sur le manche d'un poignard qu'il avait attaché à sa ceinture. Un simple avertissement, voilà ce que ça signifiait.
Le bureau devint silencieux l'espace d'un instant, il n'y avait que nos deux souffles qui s'entre-tuaient dans la noirceur de la pièce. Je n'étais plus qu'à quelques centimètres de lui désormais, une distance bien assez suffisante pour me tétaniser de l'intérieur.
Son visage, en partie mangé par une barbe de plusieurs jours aurait presque pu le rendre séduisant s'il n'avait pas eu cette ombre qui entravait son regard. Ses pupilles qui d'ailleurs étaient complètement dilatées, me fixaient avec assurance tandis que je ne pus m'empêcher de cligner des yeux pour essayer de me dissimuler. J'aurais voulu regarder ailleurs, il m'était impossible de tenir plus longtemps, mes joues s'échauffèrent violemment et une vague de chaleur se diffusa en moi.
Maintenant qu'il m'avait testé, il semblait me juger, moi et ma petitesse.
- Sinon quoi, Anastasia ? recommença-t-il en s'attardant cette fois-ci sur chacune des syllabes.
Sa main était toujours posée sur le manche du couteau jusqu'au moment précis où il décida de le sortir de son étui pour venir le pointer vers moi.
Et là, c'était comme si une bombe à retardement venait d'être lâchée.