Tout se cassait la gueule. Des filles de vingt-cinq ans parlaient avec nostalgie d'un âge d'or des cabarets qu'elles n'avaient jamais connu, où des hommes élégants aux poches généreuses venaient ici pour faire la fête, au champagne, avec hôtesses, danseuses, rires. Aujourd'hui, quand le rab' amenait un client, il fallait le tenir pour qu'il parte pas pendant le quart d'heure entre deux strips, essayer de le faire boire et qu'il vous invite : A dix pour cent de l'addition, on devait plumer le type pour gagner de quoi dormir ailleurs que sur les banquettes du club. Lessiver. Chacune avait sa technique. Darling copinait, Tchin-tchin se faisait tripoter, et Shahrzad parlait. Elle commençait toujours par détourner l'attention du client en lui proposant un pacte : à partir de maintenant, si dans notre conversation est utilisé le mot partir ou le mot chance, et que tu le remarques, tu me dis "Je me souviens". Au bout de trois fois, tu gagnes : je soulèverai un vêtement, et je te montrerai une partie de mon corps, celle que tu voudras. Mais si tu oublies, c'est moi qui gagne, et tu devras m'offrir une bouteille du champagne de mon choix : peu importe le prix. Alors ils se serraient la main, et elle racontait. N'importe quoi, sans toutefois jamais inventer un mot. Lui montrant une fille qui s'engueulait au bar parce qu'on lui refusait une sixième vodka, elle murmurait : Nina. Quatre ans qu'elle est ici. Elle avait deux sœurs, un peu plus âgées qu'elle. Des jumelles. La veille de leur rentrée au lycée, leur père leur a annoncé qu'il voulait leur parler. C'était la première fois qu'il leur disait autre chose qu'un ordre. Même après la mort de leur mère, il était resté muet. A table. Au lit. Les leçons. Lèvelatablbalaye. Pour la première fois, il les avait faites s'asseoir dans la cuisine en dehors des repas. Il les a regardées, s'arrêtant sur chacune. Lui prenant les mains. Au moment où les larmes lui venaient aux yeux, il passait à la suivante. Il ne croisait plus leur regard quand il commença : "L'docteur y m'a dit qu'y faut plus qu'j'cherche le travail. Qu'c'est plus la peine. Qu'j'peux plus faire d'quoi vivre mes filles. Qu'faut qu'j'rentre au bled. Qu'j'me r'pose." Elles pouvaient venir avec lui si elles voulaient, mais c'était moins honteux que chacune aille chez une amie, une cousine, qu'elles essaient de s'en sortir ailleurs, de partir.
- Je me souviens.
- Bravo... Parce que dans cette ville il y avait rien à espérer. Le lendemain, les trois sœurs ont accompagné le père au car. Elles sont rentrées, se sont préparé un thé, ont fait un petit sac chacune, se sont embrassées sans rien dire, et se sont séparées.
Le show s'achevait, la strip repartait en ramassant un vieux boa rose, deux hôtesses délaissées applaudissaient en bâillant, et Tchin-tchin apportait à son client le verre commandé en entrant, susurrant une vieille formule voulue sensuelle et classe, "Boussouaa... Je peux m'assouaa ?" Sans attendre un mot, elle s'installa près de lui, fit mine de crever de chaud, prit la main glacée du type, la frotta entre les siennes en soufflant dessus avant de la glisser entre ses cuisses. Et elle lui souriait, attendant que ça se passe, se demandant ce qu'elle allait pouvoir faire de cette femme installée chez elle depuis le matin. Elle ne pouvait la mettre dehors : une vieille Chinoise qui ne parlait pas un mot de français, ne connaissait personne dans ce pays, qu'est-ce qui lui arriverait ? Peut-être pourrait-elle la garder avec eux. Elle s'occuperait des enfants quand Tchin travaillerait l'après-midi, les ferait manger, et les coucherait, Tchin-tchin s'absenterait deux tours pour venir les embrasser, et repartirait finir sa nuit. Bon, peut-être. Les petits parleraient enfin chinois, comme ça. Mais à une condition : Qu'elle se taise sur le métier de Tchin. Fini les leçons de morale. Plus une larme. Plus un soupir. Ou c'est la porte.
Japon, Vietnam, Laos, ces nuances échappaient à Fred. Tout ce qu'il voyait, c'était : pas de Chinoise avec les Chinois, pas de blonde avec les nordiques, c'est pas exotique. Pas de sexe au rez-de-chaussée, et pas de client qui part sans payer, t'entends, Chinois ? Les deux Japonais restaient là, tétanisés devant ce géant au costume immaculé qui leur hurlait dessus en leur collant la note sous le nez, you pay 7.000, Chinois, you pay, un colosse noir en blazer se plantait entre Fred et la sortie pour leur ôter toute idée de fuite pendant qu'il les travaillait, prenant la tête du Japonais entre ses mains et l'embrassant violemment, you are my friend, en roulant le R comme Yasser Arafat, you pay and I offerr you drrink with girrl, alors tu paies, Chinois ? Tu sors tes billets ? Sa propre voix le dégoûtait, elle lui rappelait les ordres des policiers de Munich, qui riaient de l'avoir attaché aux radiateurs, cul tourné vers la Mecque - Vous faites comme ça, vous autres, non ? - par les pieds et les poings. Mais il n'avait pas le choix : il était arrivé à Paris avec aux poignets le sceau de l'infamie, sans un sou, la BMW saisie, sans savoir un mot de français, et avait commencé par le pavé, rabatteur, le métier le plus dur du coin. Les arrêter, par la parole, le geste, une photo, sous la pluie ou un soleil de plomb, courant toujours, hurlant, forçant la plaisanterie - on n'était payé que si on en enfournait, et tous les moyens étaient bons. Fred s'était lentement rendu maître du trottoir, alpaguant en cinq langues, se faisant imprimer une carte de visite, une seule, en couleur, que le passant prenait par automatisme, s'arrêtant sans y penser, s'étant alors condamné à écouter, allez rentre juste pour voir c'est gratuit si ça te plaît pas tu ressors - ensuite, c'était trop tard : une fille faiblement éclairée aux ultraviolets prenait le malheureux sous le bras, l'asseyait, il ne pouvait reculer. Ainsi, Fred avait gravi un échelon à la force du poignet en accédant à l'intérieur, protégé du froid, et il avait l'intention de ne pas redescendre : le Japonais paierait, avant peu. Ce va-et-vient du maître d'hôtel entre le rôle du bon et celui du méchant achevait maintenant de désarçonner ce client dont il n'avait ni l'intelligence ni les diplômes - mais un atout essentiel : il connaissait le terrain, et avait une méthode simple pour chaque type de touriste, "l'Américain discute, l'Anglais se bat, mais le Chinois, lui, finit par payer. Tu prends l'addition, tu doubles le prix, et tu attends ; il mettra une heure à se décider mais il acceptera toujours la moitié de ce que tu lui as demandé." Cash ! No card ! Moitié prix pour mon ami qui paye en liquide, cinquante pour cent de réduction, lança-t-il à la cantonade. Il empoigna le Japonais, l'embrassa sur le front, okay, cash 50% discount ? L'homme hocha faiblement la tête et fut jeté au chasseur, qui l'attrapa par le coude tandis qu'on gardait l'autre. Ils sortirent, traversèrent le boulevard bondé sans qu'il lui vienne à l'esprit à lui, Juashiro Atanaka, d'appeler à l'aide. Il était essoufflé par la marche forcée, ivre, brisé, et il le savait. Le chasseur mit la carte dans le distributeur, lui fit cracher le maximum, et s'en alla sans un mot, sans même le regarder. Atanaka restait là, interdit, le souffle court, tenant sa pochette assortie à la cravate, n'osant suivre cet homme. Le bip de la machine qui ravalait sa carte le fit se retourner, une seconde. Puis il vit son collègue sortir du cabaret, les yeux écarquillés, et se dirigea vers lui. "Vous avez de l'argent ?" L'autre était comme pris de spasmes, il faisait non de la tête, sans croiser son regard. Sans un mot, ils entrèrent dans le métro, Blanche. Les portes étaient ouvertes. Leur spectacle contrastait avec les autres occupants du wagon, des Ecossais en kilt qui fêtaient une victoire, chantant autour des deux hommes assis face à face. Les hurlements du clochard qui passait dans la travée centrale ne leur firent pas même relever la tête : "On a le droit d'être arabe, d'être noir, d'être français, mais pas d'être roumain !" Il leva le poing contre l'accordéoniste qui ne respectait pas la règle et lui volait son wagon, le lui disputerait à coup d'épaules, au couteau s'il le fallait. Les Gitans étaient arrivés en nombre dans les années quatre-vingt-dix, et les clochards avaient enfin eu à mépriser plus qu'eux-mêmes : Jusqu'alors au bas de la pyramide des orgueils, ils avaient trouvé un réconfort dans cette présence qui les rehaussait. "Sale race !" hurla-t-il au wagon qui démarrait. Puis il rassembla ses sacs et sortit du métro Pigalle. Passant devant le chasseur, il le salua d'un hochement de tête, celui-ci l'accueillit en portant la main droite à son cœur et lui donna dix francs. "Attention, on me fait pas l'aumône, moi, c'est un prêt, hein ! - Bien sûr, je note tout. Allez, à demain !" répondit-il comme tous les jours à celui qu'il appelait mon clochard, dont il ignorait même le prénom, avant de retourner dans le cabaret. Il y compta les billets, leva la tête vers Shahrzad qui arrivait en chuchotant "Viens à ma table, il m'en offre un", et la suivit. Mademoiselle ? - Une coupe, s'il vous plaît, dit-elle d'un large bec, reprenant son histoire pour ne pas laisser au client le temps de penser au prix, à la bouteille qu'on apportait déjà débouchée : La première des trois sœurs, la plus douce et la plus raisonnable, s'appelait Zoya. Bonne élève, bonne fille, c'était un exemple. Or, un cousin de Lyon l'avait demandé en mariage sept mois plus tôt. A l'époque, on n'avait pas voulu la laisser partir.
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Darling
Short StoryDouze nouvelles consacrées à autant de personnages vivant et travaillant dans un petit périmètre : autour d'un cabaret de Pigalle. Reprenant le principe qu'utilise Luigi Pirandello dans ses "Nouvelles pour une année" consacrées à un village sicilien...