Tout cela était un malendentu. Tout en marchant devant le cabaret, Diane répétait ce mot en butant à chaque fois sur la même syllabe : mal-en-TEN-du. Tendu, tendu. Elle n'avait pas le temps de le redire en un seul bloc, accaparée par l'arrivée d'un client potentiel, l'idéal étant un homme en cravate, la quarantaine, sacoche sur l'épaule et qui jette des regards furtifs vers les photos. Diane remettait sa tension dans sa poche, passait de proie à chasseresse et riait pour entraîner le client : Eh, t'as vu cette photo ? C'est moi. Tu me crois pas ? Viens vérifier, je te donne la preuve, d'accord c'était il y a un peu longtemps, mais regarde bien le tatouage sur les reins. Si tu vois une autre fille avec le même, c'est que le tatoueur fouille dans sa poubelle pour récupérer les dessins.
Elle se voyait arriver dans l'entrée de la maison, à l'aise, sonner, attendre le regard bien droit, et la première impression qu'ils auraient d'elle serait celle d'une femme respectable, qui inspire confiance et sympathie. Une femme dont chacun se dirait que toute cette histoire de retrait de la garde ne pouvait être que la conséquence d'un accident de la vie, un problème de santé qui appartient heureusement au passé, un défaut de communication entre le juge et les services : un malentendu.
Elle parlerait peu. Sourirait avec une légère tristesse sans montrer ses dents. Et si sa fille voulait l'embrasser sur la bouche comme avant, jouer au foot ou renifler bruyamment, Diane froncerait les sourcils, l'air de penser que si Elisa vivait avec elle, la petite se comporterait de manière plus correcte. Elle aurait un sourire indulgent et elle hocherait la tête, comme pour dire que ça n'est pas trop grave, que ces gens font leur travail de leur mieux et que nous devons leur être reconnaissants.
Le vent glacé, piégé à Pigalle entre le boulevard et les arbres, se remit à déblayer les trottoirs. Diane recula pour s'abriter quelques secondes, elle referma un bouton de son manteau, pas celui du bas parce qu'il faut qu'ils voient vos jambes, sortit un paquet de Marlboro algériennes, moins chères mais plus goudronnées. Lorsqu'elle aspira une bouffée, elle se mit à tousser de cette force de la première cigarette du matin, cette toux qui vous dégorge sans vouloir s'arrêter et vous dit prépare ta cotisation pour l'association des malades du poumon. Il fallait qu'elle ait une voix ce jour-là, un aigu clair comme celui de la nouvelle strip, celle qui était au lycée d'à côté il y a pas si longtemps et qui a un chouette rire. Diane accepterait le café qu'on lui proposerait, elle refuserait le sucre d'un mouvement discret de la tête, et quand on lui poserait la question elle dirait juste qu'elle était dans les RH. Cadre. Ou consultante, c'est bien ça, personne sait vraiment ce que font les consultants. Et si on se montrait curieux, elle dirait vous savez, les gens se font des idées sur nous, les RH, ils croient qu'on est les méchants. Mais si vous saviez combien de fois des hommes de cinquante ans sont venus vers moi en tremblant et m'ont remerciée à la fin. On fait c'qu'on peut. Non. Ce qu'on peut. Non : nous faisons de notre mieux, vous savez. Ça n'est pas toujours facile.
Elle alla s'acheter un tailleur gris, rangea le ticket de caisse et replia avec soin les deux étiquettes pour que celles-ci ne dépassent pas quand elle le mettrait. Elle se regarda dans le miroir en étrangère, emprunta de quoi se maquiller léger, se démaquilla parce que c'était encore trop. Et elle se dirigea vers Saint-Lazare. Elle craignait que ce ne fut qu'une première visite, qu'il ne soit pas question qu'on la lui rende dès aujourd'hui, parce qu'elle avait perdu le courrier du juge. Enfin, le comptable du cabaret qui avait promis de lui expliquer ce que voulait dire ce papier l'avait pris, et puis elle lui avait laissé des messages. Peut-être que sa femme écoutait son répondeur. Normalement il devait passer prendre les pièces le jeudi suivant, lui avait dit le gérant. Diane s'était levée tôt ce jeudi-là, elle avait attendu jusqu'à ce que le nouveau gérant lui dise puisque t'es là, autant te mettre au boulot. Mais c'était pas grave, même sans la lettre elle se rappelait l'heure de la convocation, 11h45, on oublie pas des heures tordues comme ça, et elle arriverait à retrouver son chemin. C'était un grand bâtiment, pas très loin de la gare, là où l'assistante sociale lui avait dit l'autre fois, écoutez, dans votre état il vaut mieux que vous entriez pas. Alors Diane avait attendu au café d'en face, et elle avait vu sa fille entrer, en donnant la main à une femme qui avait l'air sérieuse. Dans l'entrée elles avaient été comme entourées par des gens qui portaient des dossiers, l'assistante sociale les avait rejoints et ils avaient disparu aux regards de Diane.
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Darling
Short StoryDouze nouvelles consacrées à autant de personnages vivant et travaillant dans un petit périmètre : autour d'un cabaret de Pigalle. Reprenant le principe qu'utilise Luigi Pirandello dans ses "Nouvelles pour une année" consacrées à un village sicilien...