Sur le trottoir

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Elle était couchée sur le côté, le bras reposant sur la poitrine dans une posture compliquée qui rappelait les modèles des cours d'anatomie, et comme eux guidée par la pesanteur : son corps ne trahissait aucun effort, aucun muscle ne semblait tendu. Tout reposait. Aucun regard ne se portait sur ses cuisses révélées par la jupe soulevée. Elle paraissait si jeune, tous se demandaient si elle était vivante. Sur chacun des trottoirs, les filles de la journée s'étaient rassemblées et observaient deux passants qui s'installaient autour de la fillette. Tout était silencieux, les pompiers avaient été appelés, plus personne ne bougeait, ou si lentement. On ne voulait pas risquer d'aggraver les choses en chuchotant quelques mots à ceux qui avaient assisté à l'accident, pour savoir comment c'était arrivé. La conductrice se tenait près de l'enfant, main serrée sur le téléphone, ne parvenant pas à s'éloigner de plus de deux mètres du corps protégé par le cercle de femmes. Autour des témoins muets, les conducteurs avaient arrêté leur moteur, ils se tenaient debout près de leur portière ouverte en signe de respect, le chauffeur du bus avait laissé descendre ceux qui voulaient prendre le métro, presque tous étaient restés. On ne voyait pas de sang, pas de blessure apparente. Une enfant endormie sur le pavé à côté de laquelle on attendait en silence, immobile pour ne pas déranger. Shahrzad y avait vu son fils resté là-bas avec son drôle de père. Aïssa avait pensé "Putain", elle avait refermé son gilet sur ses seins refaits dont elle était fière et dont elle se fichait en cet instant. L'accident lui donnait envie de tout arrêter et de consacrer ses efforts à la seule chose qui lui tenait à cœur, un projet si égoïste qu'elle n'avait osé en parler à personne. Près d'elle, Jimmy avait eu à la bouche une expression grossière revenue de l'enfance qui ne s'employait plus là où il avait grandi. Loin du Pays de Galles, il n'avait pu mettre à jour ses jurons et ses valeurs morales. C'est son propre accident de mobylette qui revint à Farid, le replongeant dans sa derrière année en Tunisie, dans ce souvenir du temps qui ralentit entre le moment de l'évitement du camion et celui du choc contre le bitume, l'odeur du mélange quatre temps sur ses vêtements, la peur de se faire gronder, et aux lèvres le mot maman. Un cycliste empêchait les hôtesses de déplacer le corps, s'interposait pour qu'on la laisse dans cette position inconfortable, la tête reposant sur son oreiller de pierre, et le corps dans le caniveau. La sirène s'approchait lentement, les pompiers devaient être bloqués dans l'embouteillage de Barbès à l'heure de sortie des bureaux, pensait la rabatteuse habituée aux oscillations du trafic. Si l'accident avait eu lieu une heure plus tôt, la petite serait déjà à l'hôpital. Ce client souvent désagréable regardait la scène avec un air d'humanité qu'on ne lui connaissait pas, les hôtesses jumelles se tenaient la main. Inguier se voyait à la place de la conductrice, et puisqu'il ne pouvait reculer à cause de la foule qui se densifiait, c'est en baissant les yeux qu'il fuyait le périmètre, limitant son regard au caniveau. On ne pouvait totalement échapper à l'événement, tombant sans cesse sur des cigarettes projetées hors du paquet que la gamine semblait tenir encore, près d'une pièce de métal qui avait été une trottinette. C'est la fille de quelqu'un du boulevard, craignait le barman après un temps de réflexion, car sa première pensée avait été un regret de ne pas s'être jeté sur le capot. Faire sa sortie en martyr laïc, reposer enfin, apaisé et en lambeaux, au milieu de tous ceux qui jamais n'auraient cru nous admirer un jour. Nos égoïsmes ordinaires se tenaient au-dessus de la scène, et si les gens n'étaient pas strictement doux entre eux, ils retrouvaient une dignité rangée depuis longtemps et attendaient, toute agressivité suspendue. Un homme au visage sympathique et aux cheveux longs, arrivé après le choc, s'était dit que la scène relevait d'un sentimentalisme affligeant : il participait à la réalisation d'un cliché. L'enfant était trop belle, ses vêtements neufs et les symboles de l'innocence disséminés autour du corps lui semblaient criards, il ne manquait plus qu'un cerceau. Il attendait qu'un assistant crie "C'est coupé" et libère la circulation. Au bout de quelques secondes, son sentiment évolua vers plus de spontanéité. Un écolier raisonnait son effroi en pensant que ce qui était formidable, c'est que si l'accidentée mourait, ses parents pourraient facilement en fabriquer une autre, presque identique : un nouveau modèle. Madiha avait ouvert la bouche pour invoquer le nom du Seigneur comme elle le faisait plusieurs fois par jour, dans un souffle pour se libérer d'une fatigue, avec un sourire devant une bêtise admirable, ou à voix haute quand un peu de dignité s'imposait autour d'elle. Cette fois-ci, elle n'avait pas eu à convoquer le mot, il lui avait surgi à la tête. De l'autre côté du trottoir, sa sœur la reconnut et, pour une fois, ne grimaça pas en voyant Madiha arriver le hijab sur la tête, au vu et au su de tout le quartier. Jusqu'ici, Aïssa avait toléré ses réprimandes muettes, son insistance à l'accompagner sur le chemin, puis à venir lui porter de temps à autre un dîner qu'elle lui remettait discrètement près du métro, justifiant sa venue par l'absence de restaurant sain dans les environs. Elle se reprochait de n'avoir fait que soupirer quand Madiha s'était approchée jusqu'au boulevard. Maintenant, sa sœur entrait dans son territoire et saluait ses collègues, répondant par une plaisanterie aux questions sur les différences entre elles.

DarlingOù les histoires vivent. Découvrez maintenant