Transfert

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Manelik de la Parra sortit de bagnole et marcha vers Pigalle en évitant de croiser le regard des passants. En général, c'était suffisant pour passer inaperçu. Les gens ne vous avaient vu qu'à la télévision, ceux qui venaient au stade vous avaient observé de loin, au sein d'un groupe uniforme et mouvant, le plus souvent courant de dos. Rares étaient ceux qui avaient réellement mémorisé votre visage. De la Parra avait développé des techniques pour ne pas être reconnu par les supporters en sortant de l'entraînement. Au final, tout était une question de probabilité. Dès qu'on déstylait sa coiffure, qu'on remplaçait la tenue de match par des vêtements de ville, en cachant les tatouages sous des manches longues, seules quatre personnes sur dix faisaient le lien avec ce bonhomme qui poussait un ballon sur la pelouse il y a quelques minutes. En supprimant les lunettes de soleil et les couleurs flashy, on réduisait le risque d'être remarqué à trois sur dix. En ne montant pas dans le car de l'équipe ni dans un cabriolet, on pouvait en général se diriger tranquillement vers sa Renault Clio, sa Peugeot ou son Alfa : les chances que quelqu'un vous suive du regard étaient proches de zéro. Laissez tomber le bonnet, les bijoux, le dernier iPhone, disait-il aux autres, tout le monde vous prendra pour un soigneur ou un technicien. Si un gamin isolé, carnet d'autographes en main, faisait le lien entre ce type à la coiffure ordinaire qui marche sans regarder autour de lui, une vieille besace sur l'épaule, et l'icône, si ce supporter avait le courage de venir nous aborder malgré ses doutes, il ne serait pas difficile de le convaincre que cela faisait des années que tout le monde vous prenait pour Manelik de la Parra, et que si ça vous amusait au début, ça n'était plus le cas, parce que cela présentait plus d'inconvénients que d'avantages. Heureusement qu'il est moins célèbre qu'avant, celui-là, parce que quand je me retrouve dans les bras de quelqu'un, je sais jamais vraiment si c'est pour moi que cette personne est là, ou si elle pense à l'autre. Sois toi-même, petit, oublie tout ça, la vraie vie est loin du ballon.

Il pensait parfois à cette fille qui l'avait tiré d'affaire, un soir dans un cabaret. Son ex lui disait souvent qu'en repoussant le moment de venir la voir, Manelik ajoutait l'incorrection à l'ingratitude. Il se défendait en disant : Qu'est-ce que je vais lui dire si je la retrouve ? Merci ? À quoi ça servirait ? Lorsqu'en taxi, il traversait le quartier, il essayait de reconnaître l'endroit où c'était arrivé. Il ne lui restait que quelques impressions imprécises, celle de s'être arrêté vers le milieu du boulevard, un cabaret avec de grandes portes en bois, doubles, avec à l'intérieur un escalier et à l'étage, des miroirs.

À son arrivée à Paris, de la Parra mendiait le regard des gens. Il faisait des appels du regard, répondait à leur interrogation par un sourire pour qu'ils osent venir l'aborder. Malgré la faiblesse de son vocabulaire français, il leur donnait le moment qu'ils étaient venus chercher. Une rencontre inoubliable, une célébrité modeste et chaleureuse, toujours disponible, pas comme l'autre numéro 10, voilà le souvenir qu'ils rapporteraient chez eux. Quelques-uns l'aimaient parce qu'il était gay et faisait un métier d'homme, eux qui jamais ne regardaient le sport lui étaient reconnaissants de jeter une lumière différente sur toute la communauté. Beaucoup soutenaient le footballeur, bien qu'il fût gay. On lui souriait, c'est ce qui comptait. Il mangeait en terrasse pour être dérangé, il l'admettait maintenant, aimait marcher sur les Champs accompagné d'un autre joueur, il parlait fort, accompagnait ses phrases d'un geste ample. Le monde était une salle de jeux.

Il avait choisi de revenir ici à midi, parce que l'idée de se retrouver à Pigalle de nuit l'effrayait encore. L'endroit où c'était arrivé, il en ignorait le nom. Le compatriote qui l'avait forcé à monter à l'arrière de la moto roulait vite, Manelik ne voyait presque rien à cause du casque. Quand il s'était enfui après ce qu'il persistait à appeler l'incident, il avait couru sans se retourner. Les taxis étaient déjà pris, il avait foncé jusqu'à la place de Clichy, s'était réfugié dans une des grandes brasseries. Beaucoup de gens dînaient tard, la salle lumineuse, le bruit et la chaleur le rassuraient. Il avait attendu au premier étage, tournant le dos à la rue, que la voiture envoyée par le club s'arrête devant la porte, que le fixeur vienne le chercher et l'aide à parcourir les derniers mètres.

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⏰ Dernière mise à jour : Dec 06, 2019 ⏰

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