C'est une porte somme toute banale qu'Aurélien fixe, anxieux, depuis plusieurs minutes. Planté devant le numéro 7 de la rue, il n'ose pas sonner à la porte. Il est 10h10 à sa montre et il à 20 minutes d'avance, et ce, pour la toute première fois de sa vie. Orel, l'éternel en retard, le coureur de bus, le loupeur de train, était en avance. Après avoir pris une grande inspiration, c'est le coeur battant qu'il frappe trois coup à la porte. Il se recoiffe rapidement et époussette son bombers à motif japonais avant que quelqu'un ne lui ouvre.- Monsieur Cotentin ?
C'est une femme d'une cinquantaine d'années qui se tient face à lui, un sourire chaleureux à ses lèvres discrètement maquillées. Elle porte un grand collier de perles ainsi qu'un ruban dans ses cheveux naturellement gris. Aurélien la dévisage avant de bafouiller quelques mots.
- Euh, bonjour...
- Bonjour ! Je ne vous attendais pas si tôt !
- J'avais peur d'être en retard...
- C'est pas grave, rentrez, rentrez...Aurélien suit la dame qui se présente en l'emmenant dans le salon. Elle s'appelle Vivianne et elle est famille d'accueil depuis plus de trente ans et d'après elle, c'est le plus beau métier du monde.
- Je peux vous appeler Aurélien ?
- Euh oui, oui bien sûr...
- Vous voulez du thé ?
- Oui, s'il vous plait.
- Installez vous, j'arrive dans une minute.Elle revient, deux tasses fumantes dans les mains dont une qu'elle propose au plus jeune.
- Merci...
- Aurélien, parlez moi un peu de vous. Que faites vous dans la vie ? Demanda t-elle en s'installant près de lui.
- Je travaille dans un hôtel du centre-ville et la, je viens d'avoir une promotion. Je bossais plutôt la nuit et à partir de la semaine prochaine, je vais travailler la journée.
- Mmh, c'est une bonne chose.Vivianne porte la tasse à ses lèvres alors qu'Aurélien la garde entre ses mains pour se réchauffer. Bien sûr, il n'est pas à l'aise. Son geste est maladroit et c'est un juron qui manque de s'échapper de ses lèvres lorsqu'il renverse un peu du breuvage brûlant sur son jean. Un sourire chaleureux habille le visage de Vivianne qui réchauffe quelque peu le coeur timide d'Orel. Un court instant plus tard, Vivianne brise le silence que le jeune homme juge inconfortable en tentant d'en apprendre un peu plus sur lui.
- Vous vivez seul?
- Non, avec Guillaume.
- C'est votre petit-ami ?
- Non, non, non.... dit-il en rougissant. C'est mon meilleur ami... on a toujours habité ensemble...
- Comment prend-il votre récente paternité ?
- Bien... mieux que moi... c'est lui qui m'a poussé à venir ici, voir ma... enfin la petite quoi.
- Et vous, Aurélien, comment avez vous géré tout ça ? Ca n'a pas dû être simple d'apprendre le même jour le décès de votre ex compagne et l'existence de Naomi.Un frisson parcourt son corps lorsqu'il entend le prénom de la petite fille qui doit sûrement dormir dans une des pièces de la grande maison. Effectivement, même si Lisa et lui ne s'étaient aimés que le temps d'une courte nuit alcoolisée et qu'il ne la connaissait pas tant que ça, il n'y a de pire injustice dans la vie que de mourir jeune.
- On n'était pas ensemble mais ouais, ça m'a fait d'la peine... Et je suis pas sûr d'être le meilleur... enfin d'être la meilleure personne pour élever un enfant.
- Mais pourtant, vous êtes là, non ?Son sourire maternel le rassure de nouveau, elle ne le juge pas. Elle essaye même de le comprendre. Plus le temps passe, plus son coeur palpite à grande vitesse, ils savent tous les deux que la rencontre avec la petite n'est plus qu'une question de minutes. Peut-être est-il encore temps de partir ?
- Oui, pourtant je suis là...
Aurélien n'a de cesse de triturer les manches de son sweat depuis le début de l'échange. Le thé à refroidi mais il n'a même pas trempé ses lèvres dedans. Il ne se souvient même plus pourquoi il est venu, il n'a qu'une envie, prendre ses jambes à son cou et laisser à quelqu'un de plus compétent que lui le soin d'élever la petite fille. Dans la lueur inquiète de ses grands yeux sombres qui cherchent désespérément un point d'ancrage dans chaque détail de la pièce dans laquelle il se trouve, Vivianne peut aisément lire l'inquiétude grandissante qui grignote sans répit le coeur du jeune homme.
- Si jamais vous décidez de garder votre petite fille Aurélien, vous pourrez m'appeler n'importe quand si vous avez une inquiétude, une question, ou quoi que ce soit.
- Merci... Ma mère m'a dit la même chose...
- Vous voyez, vous êtes bien entouré. Vous voulez la voir ?Aurélien prend une grande inspiration et hoche la tête le plus sérieusement du monde avant de suivre Vivianne dans la grande maison. Les quelques mètres qu'il fait lui semblent interminables. Tiraillé entre l'envie de la voir et l'envie de partir, le jeune homme n'ose pas franchir le pas de la porte de la chambre aux couleurs pastels. Vivianne se retourne et lui sourit, l'incitant à la rejoindre et c'est ce qu'il finit par faire, s'avançant petit à petit vers le petit lit.
Dedans se trouve une petite fille aux bouclettes brunes. Elle est debout, se tenant aux barreaux, ses grands yeux sombres fixant avec intérêt Aurélien.
- T'es réveillée ma puce... murmure Vivianne en la prenant dans ses bras. La petite fille ne quitte pas des yeux celui qu'elle ne sait pas encore être son papa.
Venez Aurélien, rapprochez vous. Elle ne va pas vous manger.Le pas hésitant, Orel s'avance un peu plus près.
Qu'elle est jolie, se dit-il, le coeur battant si fort. Ses yeux s'embuent de larmes mais sa fierté le force à les ravaler, il n'aurait pas cru que cette rencontre pouvait le remuer à ce point. Elle se tient là, devant lui. Elle à ses yeux et déjà son regard sombre le met en émoi. Il ne le sait pas encore mais elle est déjà toute sa vie.
- Vous voulez la prendre ?
- Non, non... c'est bon, je...
- Vous avez peur de lui faire mal ?
- Oui... répond-il, un peu honteux.
- Tenez, je vais vous montrer, installez vous ici.Vivianne lui désigne du bout du doigt le petit fauteuil près du berceau et c'est sourciller qu'Orel s'y installe. Elle lui dépose Naomi dans les bras et c'est d'un émerveillement infini que les deux se regardent, se toisent, et s'apprivoisent en silence.