Je l’ai donc senti doucement m’échapper, sans savoir quoi faire pour qu’il réagisse. A cette époque, il a commencé à vouloir « pimenter » notre vie de couple, oh, bien-sûr, le piment en question était doux : de la (très) petite lingerie coquine, quelques accessoires, de nouvelles positions ? Peu importe, j’étais prête à faire son bonheur, sans savoir que d’autres femmes s’en préoccupaient derrière mon dos. Et c’est petit à petit qu’il a commencé à me parler voyeurisme, côte à côtisme, me faisant rentrer peu à peu dans un milieu dans lequel j’étais de plus en plus mal à l’aise, celui de l’échangisme. Prétexte fallacieux pour pouvoir se servir de ma carcasse comme d’un ticket d’entrée dans un milieu très fermé, du fait du risque très présent d’abus en tout genre. Mais Zéro est malin, il sait quel pouvoir il a sur moi. De plus en plus, il mettait sur moi une pression quasi invisible mais néanmoins accablante. C’est à cette période que, ne sachant pas d’où venait mon mal être, j’ai décidé de consulter un psychiatre. Et j’ai cherché, dans chaque millimètre carré de mon cerveau, d’où venait cette lourdeur, ce sentiment d’être un poids mort pour ma famille. Si une victime, comme moi lit un jour mon histoire, il faut comprendre que le fait de chercher sa propre responsabilité empêche de rechercher une cause extérieure, justement parce que notre image est tellement déformée que la cause ne peut pas venir d’ailleurs. Quand la personne que vous aimez le plus au monde vous corne en continu que vous avez un problème, c’est que vous êtes malade, que vous êtes la cause, et la conséquence, le problème, et la solution. Si un astrophysicien m’écoutait, il parlerait d’une « singularité ». Une singularité, est quelque chose de techniquement impossible et toutefois constatable, c’est un phénomène invraisemblable, mais qui a lieu tout de même : une singularité en physique, on l’appelle en philosophie l’absurde.
J’ai commencé à glisser doucement dans la dépression à ce moment-là, sans céder à ses assauts sur notre future vocation de « couple libre » pour autant, espérant ne pas devoir en arriver là. Mes médecins, des psychiatres, ont essayé un nombre incalculable de molécules afin de m’aider à trouver une issue. Peine perdue, puisque, honteuse de parler de nos projets de libertinage, ils n’avaient pas toutes les données. Vous pouvez, en tant que patiente d’un établissement psychiatrique, tenter de trouver refuge dans l’alprazolam, le Tercian, le Risperdal et autres, il est parfois plus judicieux de se demander ce qu’il faut supprimer dans sa vie avant d’y ajouter de la chimie. Les médecins, donc, ignorant mes réelles angoisses, jouaient le jeu de Zéro, qui se plaisait de plus en plus dans le rôle de père modèle et de compagnon courageux face à la maladie de sa douce aux yeux de ma famille et de mes amis, sauf une : Anna.
Nous nous voyions régulièrement, enchaînant les parties de crapette entre deux travaux à la maison. J’étais malade, certes, mais il fallait bien que les choses avancent. Anna avait une vision claire de la mascarade de Zéro, tout comme j’avais la mienne sur celle de Johnny. Anna trouvait régulièrement refuge chez moi, prétextant l’ennui, mais il n’en était rien. Nous nous étions connu et nous avions trouvé de nombreux points communs, surtout du point de vue de l’éducation. Anna essayait tant bien que mal de vouer son existence entière à son homme, qui prenait un malin plaisir à la rabaisser constamment. Peu importe ce qu’Anna entreprenait, c’était une incapable, et une fainéante, aux yeux de son compagnon, mais lui aussi, était aveuglé par ses rêves de gloire dans la chanson. Du fait de ses nombreux échecs, dans le domaine artistique comme dans n’importe quel autre domaine professionnel, Johnny se servait d’Anna comme d’un bouc émissaire. J’étais en peine de voir ma pauvre Anna se débattre avec les ennuis de Johnny ainsi qu’avec ses démons, dont le plus gros était la boisson. Je crois que Johnny aurait pu arriver à faire quelque chose de bien de sa vie s’il n’y avait pas eu l’alcool et la drogue. Il accablait Anna de son insuccès et avait une fâcheuse tendance à se consoler dans des conquêtes féminines éphémères. Anna, donc, ne pouvait pas garder un emploi, puisque Johnny réclamait une attention constante. Les deux s’échinaient à essayer de faire un enfant, mais après des années d’échecs et de tentatives de fécondation in vitro ratées, Anna avait plus ou moins laissé tomber, fatiguée d’être la cible de méchantes railleries de son homme, lorsque celui-ci avait bu, ou pire, lorsqu’il était sobre. Lors de mes diverses tentatives de faire ouvrir les yeux à Anna, nous avions quelques échauffourées toutes les deux, parce que je râlais de la voir perdre son temps et gâcher sa vie avec ce monstre dont je savais tout, et qu’elle en avait tout autant à mon égard. Hélas, chacune se sentant investie de la mission de sauver son homme, nous avions régulièrement des divergences d’opinion.
Cela ne nous empêchait pas de nous réconcilier régulièrement, sous la houlette de nos chers amoureux. L’absurdité de la situation, maintenant que j’écris, fais penser à un de ces sketches d’un duo comique. Elle pourrait faire rire encore plus si elle n’avait pas conduit à un drame. Le fait est que ce chapitre s’intitule « la peur » parce que toutes nos décisions, ainsi que nos indécisions étaient prises avec la peur au ventre. Nous avions peur du regard des autres, peur de l’échec, peur de perdre l’autre, peur de la précarité de nos situations respectives. La peur était devenue un membre à part entière de nos vies. Elle est invisible, immatérielle, et pourtant, elle nous dicte nos choix, bien que très mauvaise conseillère, et fait peser sur nos vies une chape de plomb étouffante. La peur, je la connais bien, je lutte encore aujourd’hui avec elle et ma culpabilité.
Vous voyez ? La chute est belle, mais jamais brutale. Zéro m’avait choisi moi, parce que j’étais une victime, et parce qu’il savait qu’il aurait toujours, grâce aux enfants, une emprise constante sur moi.
Nous sommes déjà en 2011, et je m’apprête à écrire, à décrire comment j’ai failli mourir. Zéro et moi avions recueillis Anna, bien décidée au premier abord à fuir Johnny, qui devenait de plus en plus instable et violent. C’est au téléphone que j’ai compris que sa situation était grave, et sans qu’elle ait besoin de dire les choses, je suis allée la chercher et conduite immédiatement chez mon médecin, afin qu’il lui donne, à elle aussi, la chimie qui manquait à sa vie, et qui était en trop dans la mienne. Il fut donc convenu que j’allais l’aider à trouver un appartement et à remonter la pente. A l’époque, j’ignorais que des deux, celle qui était le plus en train de glisser sur cette maudite pente, c’était moi ! Zéro, alors protecteur non plus d’une mais de deux demoiselles en détresse se sentait pousser des ailes … il se croyait au sérail sans doute, ou quelque chose dans ce goût-là. Le fait est qu’il commençait à imaginer des scénarios, non seulement dans sa tête, mais aussi et surtout par écrit. Il commençait à « travailler » sur un « jeu érotique » pour s’amuser, mais qu’on devait tester avant de pouvoir le lancer, pourquoi pas sur le marché du « X ». Je ne sais pas combien de fois j’ai éludé les demandes relatives à ce tas d’immondices qu’il nommait « jeux » érotiques. Ils furent pourtant la clé de toute cette affaire. L’arrivée d’Anna dans ma maison a été le déclencheur de tout. Croyant la protéger, je n’ai fait que précipiter, sans le savoir, sa chute. De par mon éducation, je n’ai pas su retenir Johnny de rentrer chez moi, et du fait de son amitié avec Zéro, il se comportait en terrain conquis chez moi, venant régulièrement relancer Anna de retourner avec lui.
Il était malin, ce Johnny, il voyait que sous couvert d’une soi-disant amitié, il pouvait continuer à contrôler plus ou moins sa compagne, à l’instar de Zéro, qui, en plus, instrumentalisait nos enfants pour continuer à faire peser sur moi cette pression dont j’ai parlé plus haut.
« Après tout, la vie est courte pour se prendre la tête pas vrai ? Nous sommes suffisamment civilisés pour, même sans être en couple, continuer à être amis pas vrai ? » Ben tiens ! En voilà des raisonnements de pervers ! Je fais ce que je veux de ma vie, mais je t’interdis de vivre la tienne, il en va de ma survie chérie ! Anna et moi avions fini par adhérer à ce genre de philosophie de bas étage, car après tout, moi j’étais malade, et elle était stupide. Je parie que, si une victime lit ces dernières lignes, elle comprendra de quoi je parle, mais je vais tout de même tenter de justifier un tel manque de discernement de notre part à toutes les deux.
Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, nous avions une image de nous qui était peu glorieuse. Les garçons, chacun de leur côté ou bien de concert, nous répétaient sans cesse ce que nous avions fini par croire. De mon côté, l’accent était mis sur mon côté « petite princesse fragile » Zéro me couvait, il me protégeait, (de mon point de vue), alors que de celui d’Anna, ça sonnait faux. C’était une excuse pour m’isoler, et cela fonctionnait à merveille, à son grand désarroi. De son côté à elle, elle était rabaissée sans cesse, et avait fini par ne plus prendre de décision par elle-même, croyant à tort qu’elle était moins intelligente que Johnny, Zéro, moi et n’importe qui d’autre du reste.
Voilà, nous avions des miroirs de foire. Ceux qui déforment systématiquement la vérité, et croyant diriger nos vies comme bon nous semblait, mises à l’abri par nos ex-compagnons, alors que nous foncions droit dans le mur.
Zéro recevait son copain Johnny, à mon domicile, et Anna et moi faisions office de bonnes à tout faire. Vous n’imaginez pas à quel point ! Ils se servaient à boire, nous faisions à manger, et ils portaient le toast, et puis un autre, et puis un dernier. C’est à la santé de notre amitié que nous buvions, sans se douter un instant que nous pouvions être en danger. Je déteste l’idée que j’ai pu me faire avoir à ce point aujourd’hui. Nous étions sous médication pour dépression, l’une et l’autre, et j’enchaînais les séjours à l’hôpital psychiatrique, sans comprendre d’où pouvait provenir mes problèmes, et pire, sans me douter que mon problème principal résidait sous mon toit, et que j’avais eu deux enfants avec lui. Anna et moi buvions donc, un peu, pour commencer, puis nous nous arrêtions. Nous allions nous coucher, point. Un soir, cela n’a pas suffi. Nous avions bu, et nous nous apprêtions à nous coucher, quand Zéro a abordé le sujet de son nouveau jeu érotique. Piqué par la curiosité, Johnny avait paru soudain très intéressé par le concept. Zéro finit par sortir un carton, bariolé de cases diverses, avec des cartes et des dés, achetés sur un site spécialisé. Anna et moi, mal à l’aise, voulions nous arrêter là, mais c’était sans compter sur Johnny, qui nous traitait de rabat-joie, nous exhortant à rester à table et à boire un dernier verre, sans quoi, la fête serait gâchée par notre faute.
Mes souvenirs après ce dernier moment sont restés vagues. Je n’ai que quelques bribes d’images. Zéro sur moi, puis Johnny, puis les deux, Anna subissant le même sort, les larmes aux yeux. Serrant les dents, et pensant faire bien, nous nous faisions violer brutalement.
Le lendemain de cette soirée, Anna et moi (nous dormions ensemble sur le canapé du salon à cette époque), ne savions plus où nous mettre, quoi nous dire. Nous nous sommes contentées de nous regarder, et de pleurer dans les bras l’une de l’autre. Je ne saurais pas vous décrire ce que ressentait Anna alors, mais je peux tenter d’exprimer mon sentiment personnel. Il tient en un mot à vrai dire : la culpabilité. Dans ma tête, tout s’enchainait, tout défilait à une allure folle ! Par mon biais, j’avais entrainé Anna dans ma chute, loin de la protéger, au contraire, de la jeter dans les griffes de Zéro et Johnny. L’enfer est pavé de bonnes intentions, et de cela, j’en avais à revendre ! Les bonnes intentions sont comme de bonnes armes : si on ne les utilise pas avec précaution, sans envisager toutes les conséquences, elles peuvent être destructrices. Pour les armes, il existe des modes d’emploi, mais pour les actes de charité, il n’existe rien de tel. Mon problème, c’est que je suis affligeante de naïveté, et que cette dernière m’entraîne bien souvent des ennuis, bien que beaucoup de gens m’apprécient précisément pour cela. Bref, dans ma tête, je fus juge, juré et bourreau : j’étais coupable sans le vouloir de complicité, et il allait falloir beaucoup de travail pour me débarrasser de ce sentiment. Ce récit serait court si mon histoire s’arrêtait là, mais ce ne fut que le début de ma longue et vertigineuse chute, et par la même, celle d’Anna.

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V.I.O.L.
Non-Fictionc'est l'histoire d'une enfance défigurée par un viol, qui a entrainé des dégâts quasi irrémédiables sur l'auteur, ayant été la victime malheureuse d'un pervers narcissique, qui apprend à remonter la pente, et à rendre coup pour coup.