Au départ il y a le monde. Nous sommes - à l’échelle de l’univers - plus petits que des protons, et pourtant, lorsque nous naissons, c’est dans le contexte que nous, êtres humains, sommes l’Espèce Intelligente qui a su sortir de l’eau pour penser, créer, se lier, se quereller, détruire, moraliser, enfin, régner.
Mais comme dans chaque société dite évoluée, il y a des cases, des lois, explicites, et d’autres, implicites. Nous nous sommes organisés, en tant que société, selon nos différences. Noirs, blancs, petits, gros, riches ou pauvres, bêtes, ou intelligents, hommes ou femmes. En clair, nous sommes classés dans ces cases, dans ces castes, selon cette merveilleuse pyramide où chacun d’entre nous doit pouvoir se situer.
Je suis née, en 1979, au sein d’une famille française somme toute classique. Mon père, était un homme très travailleur et cartésien, et ma mère était une de ces féministes non accomplie qui fulminait de rage pour chaque différence entre homme et femme. Dans les relations qui unissaient ces deux êtres, il va de soi qu’il faut poser les bases de leur propre éducation pour comprendre les bases de la mienne, celle-là même qui m’a conduite au bord du gouffre des enfers dont on ne revient pas.
Mon père est natif d’un petit village du Sud de la France. Ses parents étaient issus de familles très différentes l’une de l’autre : la première étant de la « petite bourgeoisie locale », la seconde, de roturiers travailleurs honnêtes et droits. Mon grand-père, anciennement chef de secteur de la résistance était maire de sa commune. Sa femme, résistante à la même époque, était une mère au foyer, éduquant trois enfants : deux filles et un garçon. Dans leur malheur, l’aînée était atteinte d’une déficience mentale grave, et par conséquent, elle a toujours eu quatre ans dans sa tête. Ce village était charmant, et aurait pu servir de décor pour un roman de Pagnol. De vieilles pierres et des fleurs s’entremêlaient avec les dentelles des rideaux des fenêtres, derrière lesquelles se cachaient, de temps à autres, les paparazzis du village, et malgré l’absence d’internet à l’époque, je peux vous garantir que les nouvelles allaient – n’en déplaise à Einstein – plus vite que la lumière. C’est un village où, aujourd’hui encore, le temps s’arrête, un endroit digne d’une machine à remonter dans le temps, tant par son aspect que par sa mentalité. Il y règne un calme apparent que rien ne doit troubler, exception faite des élections locales. Pour faire bref, il n’y a pas d’assassin, pas d’anciens collabos, pas d’inceste, et surtout JAMAIS d’histoires, encore moins les viols. Pour se faire une idée précise, la violence était synonyme de « chahuts ». De mémoire, il me semble que les mœurs en France, ont commencé à reconnaître le viol comme crime capital, aux alentours du milieu du XIXème siècle, sauf dans les nombreux paisibles petits villages sans histoire après la dernière guerre. Mon père est le seul garçon de la fratrie … autant dire le roi tout-puissant de la famille, celui qu’on ne contredit pas, à l’exception de mon grand-père, patriarche incontesté du village. Je suppose que papa avait de grosses responsabilités en tant que seul fils de notre dynastie quasi-royale, et il se fit un devoir de se comporter comme tel. Il est, comme tant d’autres hommes éduqués dans les mêmes circonstances, égoïste, narcissique, relevant sans doute d’un trouble de la personnalité.
Je ne vais pas m’appesantir sur la famille de ma mère, puisque celle-ci a rapidement confié mon éducation à mes grands-parents paternels, car faire la fête avec des enfants dans les jambes, ça gâche le plaisir. Dans les grandes lignes, elle-même avait une mère dure, rustre même, qui n’avait pas dans son vocabulaire les mots « affection » « amour » et « tendresse ». Ma mère fut mise à la porte de son foyer par ses parents lorsqu’elle tomba enceinte de son premier enfant, non sans pertes et fracas, sous les coups d’une mère qui n’en avait finalement jamais été une. La pauvre n’a jamais eu de bases solides pour élever un enfant, et a préféré se réfugier dans l’alcool, seule source d’oubli. Toutefois, je dois préciser que son instinct de survie couplé à un intellect exceptionnel lui sauva la vie, et meurtrit la mienne et celle de mes frères, et de ce qui allait être mon beau-père. Comme beaucoup de femmes dans ces circonstances, elle fut contrainte de devenir une femme rusée, dotée d’un talent extraordinaire dans le domaine du chantage affectif, allant jusqu’à tenter de se suicider (non sans en avertir les secours au préalable), dans le seul but d’arriver à faire faire aux autres ce qu’ils ne voulaient pas initialement. C’est, je crois, ce qu’on appelle une manipulatrice, et ma mère excellait dans ce domaine. Une telle intelligence mise au service de si mauvaises mains, cela fait pas mal de dommages collatéraux.
Donc, j’ai été élevée comme on élevait alors beaucoup de petites filles, comme dans les années 50 : on doit obéissance et respect à l’adulte, surtout si celui-ci est un homme. On est polie, on ne refuse pas de cadeaux. On dit Merci, bonjour et s’il vous plaît. On se tient droite et on ne répond pas aux brimades ! Les grands sont rois, et on respecte ses aînés. Petite robe, petit nœud dans les cheveux, toujours tirée à quatre épingles ! Sauf que pour moi, cela n’était pas possible. Ma petite enfance, je l’ai passé dans les hôpitaux. Ce qui était à la base un simple eczéma du nourrisson s’est transformé en une dermatite géante, recouvrant plus de 75% de mon corps. Mes yeux, ma tête, sous les pieds, dans les oreilles. J’étais la coqueluche des internes du pavillon des petits cancéreux, et le cauchemar des petits enfants, effrayés devant tant de chair à vif, et de leurs parents, ignorants de ce phénomène. Etait-ce contagieux ? Les mères ne désiraient pas me voir frôler leur chères têtes blondes de peur de le les voir se transformer en la créature de Frankenstein. Inutile de vous décrire ma scolarité en détail. Elle a été faite de solitude et de déceptions, bien que j’ai compris plus tard, que cette maladie avait involontairement fait fuir les importuns, pour que seuls, les enfants dotés d’un esprit moins étroit et de plus de gentillesse, restent à mes côtés. Ils étaient très peu, mais je me souviens d’eux, tout comme je me souviens de chacun de mes bourreaux, élèves comme adultes. Nous entrons tous dans ce cas de figure. Les enfants, entre eux, sont comme dans « sa majesté des mouches » : c’est la loi du plus fort, et les plus faibles, se rallient forcément au plus fort, ou, tout au mieux, ne prennent pas partie contre lui, même s’ils n’en pensent pas moins.
En écrivant cela, je me rends compte qu’adulte, ce contexte ne change pas, et que les mentalités n’évoluent pas aussi vite que la technologie. Cela fait de nous des attardés du système.
« Aujourd’hui, une femme s’est faite agressée dans le métro, sous le nez indifférent des usagers en grand nombre, par deux hommes non-armés ». Pas d’arme. Juste des mots, des sous-entendus ou même des regards. Pas d’arme concrète, mais une arme plus meurtrière encore : la terreur.
Voilà, comment nous sommes éduqués : ne fais pas de vague, ne t’en mêle surtout pas ! Ne bouge pas. Tu n’es pas une victime. Les victimes, c’est pour les livres d’histoire. Toi, non. Il n’y a pas de crime s’il n’y a pas de violence. On ne veut pas d’histoire. Tais-toi, c’est le mieux que tu puisses faire, et arrêtes un peu de pleurnicher, parce qu’après tout, c’est toi qui t’es mise dans cette situation. Quelque part, tu l’as un peu cherché, non ? Alors, ne bougeons pas.
Oh je n’étais pas malheureuse, j’avais beaucoup de jouets et j’étais comme on dit une enfant gâtée : poupées mannequins, dinettes, et tout ce dont un enfant peut rêver raisonnablement, bien que je savais aussi me contenter de peu, préférant même faire travailler mon imagination, et mon esprit plutôt créatif, ce qui allait quelque part, me sauver la vie.
Voilà le drame de ma vie, et de celles de millions d’autres hommes et femmes à travers le monde : notre éducation, et notre capacité à rendre invisible ce qui nous fait peur, sans considérer qu’une peur invisible est encore plus dévastatrice.

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V.I.O.L.
Kurgu Olmayanc'est l'histoire d'une enfance défigurée par un viol, qui a entrainé des dégâts quasi irrémédiables sur l'auteur, ayant été la victime malheureuse d'un pervers narcissique, qui apprend à remonter la pente, et à rendre coup pour coup.