La Peur

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Mais je m’égare, je veux vous parler de la peur. Elle est intrinsèquement liée à la culpabilité. Toutes les victimes de viol ont ce sentiment. On ne sait pas d’où il vient, ni pourquoi, car raisonnablement, on dit bien dans les médias que les victimes sont de pauvres innocents ! Mais voilà, si je n’avais pas été là, à ce moment, si j’avais eu une tenue plus adéquate, si … je suis forcément responsable, puisque je suis maître de ma vie. Je régente tout ce qu’il se passe dans ma tête et je contrôle tous mes organes ! Je ne me suis pas débattue, je n’ai pas crié. Je suis restée, là, paralysée par la surprise, à découvrir une partie de mon corps dont j’ignorais l’existence. La vie est ainsi faite et donc, je suis aussi coupable que lui. Si cela se savait ! Mon Dieu quel scandale pour moi ! Et qu’en penserait ma famille ? De toute façon, ce n’est rien, juste un accroc dans mon démarrage de la vie, un de plus. J’ai toléré plus de douleurs physiques avec la maladie, donc « ça », n’en parlons plus.
Je vais grandir et devenir ce que je veux. La peur, je vais m’y accoutumer, comme je me suis accommodée de la douleur. La peur, tu seras désormais ma meilleure ennemie, que je pourrais ignorer comme bon me semble.
Ma nouvelle ennemie et moi allons donc poursuivre notre vie ensemble. Mes études furent ce qu’on peut qualifier de « chaotiques », tout comme mes amitiés. Je n’étais pas une bonne élève, mais mes professeurs fulminaient de constater mes capacités, et de me les voir gâcher en sottises. La vie aime bien nous faire des pieds de nez, elle a décidé de me faire don d’une voix extraordinaire. A 13 ans, j’ai pris mon premier cours de chant lyrique, et à 15 ans, j’organisais mon  premier récital composé des plus grands airs d’opéra : Madame Butterfly, Tosca, La Wally et tant d’autres. Moi qui avais un si sombre secret, je pouvais hurler à la face du monde que j’étais une victime. Je ne sais pas qui se trouve là-haut, mais il aime le sarcasme. Dès lors j’ai pu faire passer ma peur pour du trac d’artiste, et m’en servir d’excuse autant que j’ai pu. Du reste, je crois que tous les artistes ont des déchirures au fond d’eux qui font de leur art,des merveilles du monde.
J’en avais besoin, de cette échappatoire, parce que mon père avait désormais une oreille attentive à mon égard : j’étais une artiste prometteuse, destinée à courir le monde ! La Scala de Milan, le Metropolitan de New-York … il était fier de moi ! Il était un père, à me pousser, à m’encourager.
Peu importe les raisons pour lesquelles mon père se souciait de moi, il était là pour moi, et c’était lui, mon héros, le super-homme qui allait enfin pouvoir comprendre ce qui clochait en moi !
Alors un jour, j’ai parlé. En confiance. J’entends encore mon cœur battre un « presto » dans ma poitrine de presque femme, puisque j’ai 17 ans. Un soir de querelle comme il y en avait par dizaines avec le patriarche qui était désabusé de mes résultats scolaires, je lui ai dit, allongée dans mon lit, que je n’étais pas ce qu’il croyait, que j’avais rencontré le démon, et qu’il me hantait encore. J’ai pensé que mon papa allait alors se comporter comme mon sauveur. Il n’en est guère. Au royaume des aveugles le borgne est roi, et mon père était le Quasimodo de cette cour des miracles.
Dès lors, il a scellé mon sort, sans le savoir. Il ne m’a pas cru. Il s’est contenté de tourner les talons et de partir, pensant de moi que j’étais une de ces affabulatrices (sans doute un héritage générique de ma mère), me répétant qu’il fallait que je me taise, puisque dans cette famille, on est propre, on ne fait pas de vagues.
Je ne sais toujours pas, avec le recul, lequel de ces deux hommes de ma vie m’ont fait le plus de mal, mais je crois que de loin, ça a été ma pire déception avec un homme, et ça le reste encore à ce jour. C’est la période à laquelle ma fabuleuse voix a commencé à ne plus vouloir m’obéir, aphonie, perte de mes aigus. Je ne pouvais plus m’exprimer à mon gré, car ce jour-là,  ma voix a pris un coup de cutter et mon honneur, une tannée des plus sévères. J’étais seule, encore une fois, et j’ai perdu mes armes et mon bouclier.
Les gémissements permanents et les complaintes incessantes ne font pas avancer l’être humain. Ce qui nous fait avancer, c’est l’espoir de savoir qu’il y a une autre destinée pour nous, et malgré mon désarroi, j’ai voulu croire que j’allais trouver celui qui allait me sublimer, faire de lui sa princesse. A cet âge, c’est le début de la vie, pour les hommes, comme pour les femmes. Trouver un homme qui allait faire de moi une femme respectable et acceptable aux yeux de la société … ma famille avait bien une idée en tête, mais j’en avais une autre (je n’étais pas à une déception près, puisque depuis l’âge de mes 17 ans, j’étais devenu le vilain petit canard des miens, faisant preuve de caprices et de comédies régulières).  
Ça a été le début de ma chute … passant d’homme en homme, de déboires en désillusions, essayant de vivre comme si rien ne s’était passé, comme si j’étais normale, mais juste un peu « borderline », symptôme que j’ai pu faire passer pour une sensibilité artistique accrue. L’art, c’est pratique pour une victime. C’est Tout. L’instrument de son expression et le motif de nos émotions, même si celles-ci frisent l’hystérie. Bien entendu, en l’espace de quelques années, je n’ai pas pu continuer, ma voix me faisant défaut de  plus en plus. Je crois qu’à ce stade, le corps n’est plus qu’un instrument. On ne se respecte pas plus qu’on ne se doit de respecter une poubelle ou un ramasse-crottes. Voilà l’image qu’on se fait de soi-même, sans s’apercevoir du danger imminent. On pense à tort qu’avoir subi un tel traumatisme fait de nous des êtres aguerris : encore un cliché hollywoodien qui fait passer les victimes pour des battantes qui ne se font pas avoir deux fois. Je me demande quel est le crétin qui a bien pu penser une telle absurdité ! Aujourd’hui je sais qu’une victime a souvent un charisme superficiel immense qui cache un tout aussi grand manque de confiance en soi. Je me suis demandé si, par hasard, cette façon d’être est partagée par les bourreaux. Bien au fait de par mes lectures sur les plus célèbres tueurs et violeurs en série, je me suis faite cette réflexion : ce sont souvent des violences psychologiques qui sont à l’origine des crimes les plus morbides. Ted Bundy était un homme charmant, promis à un brillant avenir de sénateur, et était doté d’un charme envoûtant. Ce charme, quel dommage, cachait en fait un monstre issu tout droit du septième cercle des enfers de Dante, violant, torturant, mutilant de jeunes femmes insouciantes et innocentes, pour se servir de leur corps comme d’une poupée gonflable. Le démon est démoniaque précisément parce qu’il a suffisamment de ruse et d’habileté pour le faire passer pour un ange. Il en va donc de même pour les victimes, elles savent – avec autant de virtuosité – se faire passer pour des guerrières invincibles. Il n’en est pas moins que tout cela, c’est de l’esbroufe pure et simple. Les démons sont démoniaques et les victimes sont … « tiens, qu’est-ce qu’elles sont ces victimes ? » Voilà une question que je me suis posée un nombre incalculable de fois, et l’avocat de la partie civile et celui de la défense ne sont toujours pas d’accord votre honneur ! Une victime, c’est peut-être un homme ou une femme, qui se trouve au mauvais endroit au mauvais moment face à une situation dangereuse. Elle subit des souffrances de la part de quelqu’un pendant un certain temps. Le monde est saturé de victimes, et pourtant, on agit comme si elles n’existaient pas, pour une raison simple : il y a autant de victimes que ce qu’il y a de bourreaux. Si l’on s’oblige à regarder les choses en face, on a été le démon de quelqu’un ; à l’école, avec le petit maigrelet ou le petit gros de la classe, ou peut-être la semaine dernière, quand on a envoyé valser sans prendre de pincettes, la pauvre fille de la plateforme d’appel téléphonique parce qu’internet a été coupé une heure (c’est intolérable ! Je paie, donc je suis Roi, et comme je le suis, j’exige !). Oui, en tant que victime, j’ai aussi des choses dont je rougis encore aujourd’hui. Il y a des proies, parce qu’il y a des prédateurs, et c’est pour ça que de les regarder et agir « normalement » avec, demande beaucoup de grandeur d’âme, ce que peu de personnes sont capables, d’après mon expérience. Cela me rappelle beaucoup Sartre « L’enfer, c’est les autres », nous sommes forcés de vivre en huis-clos avec nos bourreaux, en étant inquisiteur soi-même ! Quand je vous dis que le gars qu’est en haut est un comique ! Mais d’accord, c’est juste. La balance ne penche pas toujours d’un seul côté, on doit faire avec.
Je suis donc victime, et la redondance ne s’arrête pas seulement au vocabulaire employé, mais aussi parce que je suis victime redondante – j’explique – J’étais donc en quête de mon prince charmant, et un jour de karaoké, je l’ai trouvé. Du moins, c’est ce que j’ai cru au départ.
Mon ami Johnny m’a trainé, encore un de ces soirs à notre Q.G. favori, où nous nous exercions sur scène. Johnny était un jeune homme très grand, brun, avec de superbes yeux bleus, et le corps de quelqu’un qui prend beaucoup soin de lui. Il n’était pas un élève brillant, tout comme moi, et nous avions ce point commun de nous connaître depuis notre enfance, et de partager le même genre de mère : une ivrogne malheureuse (s’il peut en être autrement … je ne connais pas de buveur heureux de son sort). Il est des gens pour lesquels vivre en étant malheureux est nécessaire, se nourrissant de la compassion (vraie ou fausse) de leurs (soi-disant) amis – en général tout aussi poivrots qu’eux – et s’enivrant, en plus de l’alcool, d’ennemis invisibles, responsable de leur mal-être.
C’est donc un de ces soirs que j’ai rencontré celui qui est à l’origine de ce livre, à cause de mon ami Johnny. Nécessité faisant foi, je vais devoir le nommer, et je vais nommer cet homme « Zéro », en référence à son caractère et à son amour inconditionnel pour le sensationnel et les comédies musicales. Zéro et Johnny ont tout de suite sympathisé, mais j’étais trop contrariée d’avoir été forcée par Johnny à sortir de chez moi pour le suivre afin de chanter des duos français insipides devant des gens n’appréciant pas plus le talent que la vodka. Je n’ai pas eu envers Zéro un coup de foudre : ni tonnerre, ni éclair. Toutefois, Zéro était doté d’un talent bien particulier, dont sont pourvus tous les prédateurs. Nous portons, nous, victimes, comme une marque sur nous. Peut-être est-ce dans le regard, dans certains gestes, dans une parole … J’ai tendance à penser avec le recul que nous arborons cette marque, comme les arbres dont on peint en rouge ceux qui doivent être abattus.

V.I.O.L.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant