Les bons présages

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Dès le premier rendez-vous, nous étions tombés amoureux en un seul regard. Ce jour-là, je n’ai pas fait l’actrice. J’ai été émue de son histoire et de son manque de confiance en lui, alors que c’est tout à fait le genre d’homme que j’aurais évité, pensant que le niveau d’un tel homme était bien trop élevé pour moi. Je ne sais pas si c’est le destin, Dieu ou le hasard qui a fait de ce jour le plus beau de ma vie de femme, mais il a été capital. Anna l’ayant rencontré, en une heure de temps, elle me dit « si tu dois tout plaquer pour lui, fais-le sans attendre, et je suis prête à parier que tu ne le regretteras pas ». Quinze jours plus tard, j’avouais tout à mon mari. Je n’ai pas pris un gros délai de réflexion par respect pour mon mari, qui ne méritait pas à mon sens une trahison de ce genre, et par amour pour Alex, qui, je le savais était mon alter ego masculin, un écorché vif comme moi, mais avec un courage et une abnégation forçant le respect. Cela n’arrive que dans les contes de fées vous allez me dire, mais j’ai décidé de cacher à mon nouvel amour, tout le pan de ma vie d’esclave sexuelle et de mon bourreau. Bien entendu, il s’est vite rendu compte de la place que tenait Zéro dans ma vie, et se posait de plus en plus de questions, me forçant, du coup à faire une introspection du pourquoi du comment je pouvais me laisser envahir de la sorte. Pourquoi Zéro avait-il toutes les clés de ma maison, pourquoi avait-il tous les droits ? Pourquoi le laisser faire ? Pour la première fois de ma vie, j’étais prête à tous les sacrifices pour garder mon ange-gardien, y compris à quitter la maison maudite et tous les souvenirs qui allaient avec, les bons, et les pires. C’est sans doute dans cette période que Zéro a compris que je lui échappais, et que cet état des choses allait prendre un caractère définitif. Et c’est à cette période que j’ai commencé à entrevoir le monstre qu’il était à l’intérieur, et à constater les ravages qu’il était capable de commettre pour son seul bien-être personnel.
Deux années ont passé, et nous avons déménagé deux fois, ce qui avait une fâcheuse tendance à contrarier les enfants, qui voyaient leur père un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. De plus, j’attendais un heureux évènement, un petit garçon, faisant face à une grossesse à risque et un repos forcé, quasiment alité jour et nuit.
Ce que j’ai su bien plus tard, c’est qu’il serinait mes enfants avec des histoires abracadabrantesques, du genre que mon couple n’allait pas durer, qu’il était toujours amoureux de leur maman, mais qu’elle ne pouvait pas s’en apercevoir parce que « il ne faut pas trop l’écouter, elle est malade, et elle ne sait pas ce qu’elle dit ». Forcément, au bout d’un moment,  les relations entre mes enfants et moi se sont de plus en plus tendues. A leurs yeux, je portais la responsabilité du mal être de leur père, de leur éloignement géographique, et de leur détresse. Toutefois, c’est à partir de cet éloignement géographique que j’ai pu enfin retrouver une intimité, sans qu’il me susurre à l’oreille que je n’étais pas capable de le garder, que j’étais malade, que j’étais un boulet, que de toute façon, sans lui, je ne pouvais pas compter vivre sereinement. La situation était devenue explosive, car la nouvelle tactique de Zéro, à défaut de ne pouvoir le faire lui-même, était d’élaborer une arme à partir des enfants. Un jour en particulier, alors que ma grande me manquait de plus en plus de respect, nous nous sommes rencontré, lui, Alex, les enfants et moi, lisant à voix haute ce qu’il m’avait fait faire, ce qu’il m’avait trompé, ce qu’il m’avait trahi. Ma grande m’a regardé d’une autre manière depuis et mon garçon également. Ils étaient loin de penser que leur père, sous couvert de beaux discours, ait pu commettre des atrocités pareilles envers moi. Je n’ai pas tout raconté naturellement, mais il a été obligé, devant eux, d’admettre la réalité. Ce fut le début d’un long, très long combat judiciaire pour la garde des enfants, qui, sans surprise, ne voulaient plus aller voir leur menteur, leur traitre, leur égoïste de père. C’est également le début de la période où j’ai commencé à ouvrir les yeux sur cet homme complètement fou, et où j’ai entamé une longue introspection. Il ne lui a pas fallu longtemps avant de trouver une nouvelle victime. C’était une enfant que nous avions rencontré lors d’un concert qui avait à peine cinq ans à l’époque. Aujourd’hui âgée de vingt ans, et titulaire d’un BTS, elle entamait une relation avec Zéro. J’ai pris conscience que son avenir était sombre, et malheureusement, le temps m’a donné raison. Un an de vie commune avec Zéro avait eu raison d’elle. En pleine jeunesse, en plein essor, il réussit à la rabaisser au rang de victime, incapable de trouver un travail, de passer son permis de conduire, avec pour seul but dans la vie que Zéro lui-même. Je ne peux m’empêcher aujourd’hui encore de m’en vouloir, car cette jeune fille est bien entendu capable d’obtenir un BTS, donc, de travailler et d’être un minimum indépendante, mais elle est tombée dans ses griffes, et n’en sortira pas, en tout cas pas indemne.
Un jour, Anna vint me voir, et, d’un air solennel, me dit ses paroles : « Tu sais ce qui nous est arrivé, et tu dois arrêter de faire semblant. Ils nous ont fait du mal, Johny et Zéro. Ce qu’ils ont fait, mon amie, porte un nom, et ce nom, c’est le viol ». Alex m’a alors jeté un regard interrogateur et hébété, ne sachant plus quoi dire, ni comment réagir. Cette phrase m’a fait l’effet d’une bombe. J’avais beau avoir mis de la distance avec mes agresseurs, le fait est que j’étais terrorisée à l’idée de sortir seule, pour faire les courses, aller dans une administration, ou accepter une invitation. Je n’avais pas de vie sociale, parce que renier ces faits-là c’est comme lorsqu’on vous annonce que vous avez un cancer mais de réagir en vivant comme si ce n’était pas le cas. J’ai tendance, encore aujourd’hui à accueillir les mauvaises nouvelles du genre le plus tard possible, vivant comme si les problèmes étaient inexistants. Viol. C’est un mot fort, le viol, c’est un aveu de faiblesse, c’est un délit de culpabilité dans notre société moderne. Beaucoup penseront sans doute que je l’ai bien cherché, et que je n’avais qu’à lui coller une gifle et partir loin, mais partir où ? Avec quoi ? Comment ? Pas de famille, plus d’amis, seule avec mes deux enfants ! Encore faut-il s’en rendre compte ! Prendre conscience d’un viol, c’est déjà commencer à faire un deuil, mais le déni de presque cinq ans rend ce deuil très difficile à surmonter. Ce jour-là, j’ai tout avoué à mon fiancé Alex, qui a porté une oreille attentive à mon histoire, et a simplement proposé de me soutenir, quelle que soit ma décision de porter l’affaire devant la justice ou pas.
Je n’étais pas enclin à combattre encore Zéro, sans doute par manque de courage, ou par manque de confiance en moi, et en la justice. Mais un jour, nous avons fait garder notre petit garçon par mon ancienne petit voisine de la maison des horreurs, Adèle, une ravissante jeune fille de seize ans dotée d’une maturité et d’une intuition rare à cet âge. De retour de mon rendez-vous médical, reprenant le bébé des bras d’Adèle, elle parut l’air gênée, et finalement, me dit qu’elle voulait confesser quelque chose qui lui paraissait étrange. Zéro, alors que j’avais quitté la ville, rôdait autour de la maison d’Adèle et de sa maman, insistant, via les réseaux sociaux, pour venir lui rendre visite en l’absence de sa mère. J’ai accueilli la nouvelle avec des frissons dans le dos. Ma fille  n’avait pas loin de quatorze ans, et si Adèle n’était pas dupe et ne s’en est pas laissé compter par Zéro … mais tout le monde ne ressemble pas à Adèle, et toutes les jeunes femmes ne sont pas aguerries à de telles approches. Je me suis sentie tout à coup responsable, et même complice. Qu’adviendrait-il si, un jour, il arrivait un drame à une jeune fille ? Sachant jusqu’où pouvaient aller les délires de Zéro, comment pourrais-je me regarder en face en pensant que je savais, et que je n’ai rien fait ? Comment allait-il se comporter avec ma fille, dont le corps commençait à se transformer en celui de femme ? Soudain, je n’ai plus eu le choix, il fallait que je parle, et que je le fasse vite. J’ai alors poussé la porte du commissariat de Police.
Je n’avais pas idée à quel point le combat allait être long, difficile, éprouvant, fatiguant. Je n’avais pas la moindre idée de ce qui me pendait au nez. Pour commencer, j’ai parlé à un officier de police judiciaire, et je lui ai dit tout net que je désirais déposer une plainte pour viol sur les personnes de Zéro et de Johny. Elle me fit monter deux ou trois étages, et m’asseoir sur une chaise, dans un bureau, et vint s’asseoir devant moi, préparant son ordinateur avant de me poser des questions.
« Votre nom, Prénom, adresse, date de naissance, situation familiale … un flot de question sur mon état civil, avant d’attaquer la partie morbide de l’histoire. Durant quatre heures et demi, j’ai relaté les faits, du mieux que j’ai pu, avec les mots que j’ai trouvé, sans soutien, sans eau, sans cigarette, seule, m’enfonçant peu à peu dans ma chaise de par la honte que j’ai pu ressentir du fait de raconter mes faiblesses, de raconter la vérité toute nue. C’est revivre les heures, ressentir le toucher, c’est sentir son sexe se serrer tellement qu’il en devient gênant. Ce n’est pas grave, il faut en passer par là ! J’ai entendu des victimes à la télévision raconter qu’il faut parler, que e monde change, que le président lui-même a fait une intervention afin de mieux prendre en charge les victimes d’abus sexuels, ou de harcèlement. Quatre heures et trente minutes de cauchemar à revivre, et puis le procès-verbal à signer. Elle me tend une carte d’une association pour parler de mon viol avec d’autres victimes, mais je n’ai pas envie d’en parler, j’ai envie d’oublier, j’ai envie d’une lobotomie pour oublier les sensations, pour oublier sa voix, son visage, son odeur, sa façon de me toucher, sa façon de me donner aux autres comme on fait tourner son joint. Oublier par n’importe quel moyen, peut-être l’hypnose … je vais aller voir mon médecin, il va me tirer de là, quand soudain, elle m’annonce que je vais devoir passer, avec Anna, devant un expert psychiatre du tribunal, pour vérifier si selon lui, j’invente ou pas. Si elle avait sorti une matraque pour me taper dessus, ça n’aurait pas été plus violent. Comment pourrais-je inventer des choses pareilles ? Je croyais que les hommes étaient des héros comme mon grand-père, qu’il y avait même des princes charmants ! Comment pouvais-je imaginer de tels scénarios ? Alors, j’ai demandé : « ils vont être interrogés ? », réponse « le procureur décidera ou non de la marche à suivre, et de l’interrogation ou pas des présumés coupables ». On ne prépare pas les victimes aux rouages de la justice, on ne les prépare pas à un interrogatoire de plusieurs heures, et à ressentir la honte, la blessure qui s’ouvre, encore, le goût du sang et de la peur. On ne m’a rien dit de tout cela, on n’en parle pas à la télé. Ces femmes, dans la boite à images, elles disent que c’est une libération ! Mais elles ne précisent pas à quel prix. J’ai cru à la libération moi, et je suis sortie de là, violée à nouveau, choquée, détruite, desséchée, exsangue de tout espoir. Mon mari n’était pas loin, et je me rappelle à peine comment je suis rentrée à la maison. Mais je me suis murée dans un silence assourdissant de tristesse et d’oppression,  pour moi, mais aussi pour lui, pour mes enfants. On ne m’a pas préparé  à « ça ». Qu’est-ce que c’est que ce simulacre de justice ? Il me faut à nouveau consulter un psychiatre. Je veux oublier, je veux qu’il manipule mon esprit et qu’il me fasse oublier. J’ai donc pris rendez-vous, pleine d’espoir, avec un spécialiste, et c’est quelques jours plus tard que je suis allée le voir.
A cet instant, rien ne laissait présager ce qu’il allait se passer, je n’étais pas, hélas, au bout de mes peines, ni de mes déceptions.

V.I.O.L.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant