Trémolos

Les imprévus de la nuit

Le bout du couloir m'apparaît quelques secondes avant qu'un corps rentre violemment en collision avec le mien. Je recule de quelques pas sous l'impact. Mon nez se fronce légèrement lorsque je découvre le visage de Lucy, complètement défiguré par la tristesse.

Son corps ne tient pas debout. Dans un geste contrôlé, mes mains (je réalise qu'elles sont grandes par rapport à ses épaules), se posent sur ses épaules et la redresse.

– Ça va ?

Ses jolies sourcils se froncent. Sa nuque a du mal à faire tenir sa tête droite, elle déchante. Ses yeux se ferment et se ré-ouvrent plusieurs fois. Ses cheveux sont embrouillés, tout comme ses paroles, et elle ricane :

– Ouais..je suis juste morte, j'crois...

Sa voix pâteuse est rouillée comme celle d'une fumeuse de soixante ans. Ses yeux sont mouillés, son nez rouge. Elle a pleuré ?

Ma main glacée - qui ne s'est pas réchauffée depuis tout à l'heure - se pose sur son front brûlant. Frissons. Ses lèvres s'entrouvrent et baragouinent quelques mots incompréhensibles, à la volée.

Et là je tilte. Merde. Cobra. C'était urgent, non ?

– Attend moi là...j'arrive, ok ?

Elle hoche la tête d'une façon beaucoup trop craquante pour mon petit cœur. Je me détache de cette vision légèrement inquiétante pour finalement trouver les toilettes de chez Loki.

Cobra les squatte. Son dos est voûté et sa tête penchée au-dessus de la cuvette. L'odeur nauséabonde de vomi rentre dans mes sinus et je retiens une grimace. On étouffe dans cette pièce.

– Ça va, mec ?

Il me répond vaguement et se relève, avec difficulté, ses yeux sont rouges et je retiens un rire. Je sors mon smartphone de ma poche. Clic. Photo à garder dans les archives. Mon rire ne s'arrête pas.

– C'était quoi le truc urgent ? Ton vomi ?

Cobra me fait un fuck.

– Lol. T'as vu Lucy en venant ? J'hoche la tête. Ouais ben tous les deux on sait pas trop où dormir..

Il argumente sa demande de quelques excuses débiles du genre : « Ma mère a appris que je suis sorti. Elle va me défoncer. Mon petit frère dort déjà en plus. Et puis Lucy a des problèmes aussi. Elle peux pas dormir chez la personne chez qui elle avait prévu. »

Je comprends très vite où il veut en venir et le visage menaçant de mon père s'impose immédiatement dans mon esprit.

– T'es au courant que mon père va me brûler si jamais il apprend...

Ses yeux suppliants, ses cheveux décoiffés et ses cernes immenses ont raison de moi. Il est mort là, je peux pas le laisser seul. Je dis simplement « OK » et le mec me saute dans les bras. Beaucoup trop chaleureusement pour être dans son état normal. On rigole avant de rejoindre Lucy. Assisse par terre, je lui tends la main pour qu'elle se relève :

– T'es sûre ? Je veux pas d'emmerdes demain..je te rends juste un service.

Elle hoche la tête et met sa main dans la mienne pour se redresser. C'est chaud, c'est bizarre. Je lâche difficilement sa main douce. 

Nous marchons dans la nuit froide, nos souffles se transforment en nuages de buée. Cobra est devant nous; il skate. Pitoyable. Il peine à garder l'équilibre sur sa planche. Dans la rue, le bruit des roulettes sur le goudron et le rire déchaîné de Lucy résonnent entre les murs des maisons.