Ma grand-mère avait toujours beaucoup compté pour moi, je me rappelle ces vacances chez elle, de ce village perdu dans le centre de la France. J'étais jeune, j'aimais me promener dans la forêt tout près, ramasser des baies ou des champignons. Sa maison en pierre était à sa taille, ni trop grande ni trop petite. Elle adorait cultiver son potager et prendre soin de ses fleurs. Je me souviens de ses magnifiques rosiers, ils embaumaient l'air, certains longeaient l'allée pendant que d'autres étaient plantés de chaque côté de son entrée.
Mais tout est fini maintenant...
Elle vient de mourir et tout en regardant le cercueil, je comprends que plus jamais je ne la reverrai.
- Ça va aller ?
Voici Mégane, dit « Mé », mon amie d'enfance. Elle est toujours présente quand je traverse des moments difficiles, pourtant sa vie est constellée de tragédies.
Nous avions en commun un père absent, le sien est parti vivre au Brésil quand sa femme était enceinte de 8 mois. Elle n'eût plus jamais entendu parler de lui. Quant à sa mère, elle se rapprocha de la mienne, car nous habitions dans le même immeuble. Avec le temps, nous sommes devenues comme deux sœurs qui grandissaient ensemble. Bien sûr, nous étions pourvues toutes les deux de forts caractères, si bien que ce n'était pas toujours évident. Nous partagions nos histoires d'enfant, puis d'adolescente, enfin d'adulte, nous finissions par nous fâcher et puis nous nous réconcilions...
- Je ne sais pas...
Je pousse de toutes mes forces vers l'avant, mais cela n'avance plus. Je râle en lançant.
-Tu vas t'enliser dans cette boue et je n'ai pas envie de moisir ici. Il va bientôt pleuvoir !
Mé avait eu un grave accident de voiture à 20 ans, le jour de son anniversaire. Depuis, elle est en fauteuil roulant. Ce fut un choc pour moi, mais pas autant que pour son petit ami de l'époque qui décida de mettre fin élégamment à cette relation dès le lendemain bien qu'elle fût dans le coma... Il ne se sentait visiblement pas assez coupable pour s'occuper d'une infirme. Mé était amoureuse, elle comptait sur lui, elle voyait l'avenir dans ses yeux. Bien évidemment, après l'accident, ce n'était pas le plus important, car il fallait qu'elle survive. Sauf que c'était bien lui qui était au volant ! Ivre mort, il s'était endormi avant de finir dans un fossé. Il n'a rien eu, c'est elle qui a eu les jambes broyées et qui resta inconsciente durant trois mois. À son réveil, elle entama une rééducation pour reparler normalement, c'était une battante, elle faisait des progrès rapidement, mais on savait qu'elle ne remarcherait plus jamais... Elle était brisée physiquement et émotionnellement et j'étais là pour elle jour et nuit.
Tout en poussant le fauteuil, je me dis que j'ai de la chance. Ma vie est plutôt remplie, j'ai un travail qui me plait, un petit ami, un studio sympa avec vue sur l'immeuble d'en face... Pas trop de bruit ni trop de délires, juste une existence tranquille...
- Ha non, mais ce n'est pas possible ! Ce fauteuil n'est pas pratique, il faudrait quand même que tu te décides à le changer !
- C'est ça oui, et avec quoi ? Mes revenus d'handicapée ?
Je bute sur les pierres, Mé est secouée d'un côté et de l'autre. On finit par éclater de rire, stoppées au milieu d'une sorte de mare. Il vaut mieux être philosophe. Ce cimetière humide n'a rien de glamour et il nous reste encore quelques mètres à faire. Je pousse d'un coup sec, je me prends les éclaboussures de terre mortuaires sur mon pantalon de lin noir.
Magnifique ! Quand ce n'est pas le jour, ce n'est pas le jour !
C'est dommage, mamie aurait bien aimé avoir plus de monde à son enterrement, mais elle avait décidé de se faire inhumer à 400 kilomètres de son village, dans ce sinistre endroit de banlieue parisienne près de sa famille, enfin plutôt près des morts de la famille. Elle était ma grand-mère paternelle. Mon père est parti avec une Russe de 30 ans plus jeune que lui, il y a 20 ans, je ne l'ai jamais revu et je n'y tiens pas. J'imagine néanmoins qu'il doit savoir que sa mère est décédée, j'ai envoyé un mail il y a deux semaines et il n'est pas revenu. De toute façon, il n'a lui-même jamais pris de nouvelles. En parlant de "procréatrice", la mienne a toujours été plus femme que maman, elle connaissait l'existence de mamie, mais comme il ne s'agissait pas de sa propre famille, elle ne la côtoyait pas. Ceci étant dit, même quand il s'agit de sa proche famille, elle a du mal à frayer...
On était donc trois... en comptant le prêtre et Mé qui est maintenant définitivement enlisée ! Il pleut, je souffle, je pousse de toutes mes forces et je m'enfonce de plus en plus dans l'argile.
- Bonjour, je peux vous aider ?
Je me retourne et je vois un homme plutôt séduisant. Mé enchaîne avec son sourire qui en dit long, me coupant littéralement les moyens de répondre.
- Ha franchement oui. Je veux bien... S'il vous plaît, vous seriez très gentil.
Elle papillonne des yeux, je la connais par cœur. Il doit avoir dans les 40 ans, peut-être plus. L'âge chéri de ma mère, adepte des relations efficaces et non pérennes, je suis sure qu'il lui aurait beaucoup plu, si Mé n'était pas déjà sur le coup...
Il s'approche du fauteuil, prend ma place et commence à pousser. En un rien de temps, il est libéré de sa glue.
Elle se tourne vers l'inconnu la main tendue, franche et déterminée comme toujours.
- Je m'appelle Mégane et vous ?
Le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle est directe, c'est aussi pour cette raison que nous nous frittons régulièrement.
Visiblement, cela plait à son sauveur. Il esquisse un sourire plutôt charmeur, et la salue.
- Benjamin. Je suis ravi d'avoir pu vous aider.
- Merci à vous, vous êtes arrivé au bon moment.
- Je venais déposer des fleurs et je vous ai aperçu. Je ne vois pas comment j'aurais pu vous ignorer.
Le silence s'installe dans un battement de cils mutuel.
Je sens que je vais encore tenir la chandelle. Une habitude avec Mé, c'est incroyable, elle est tellement sure d'elle, sans complexe. Combien de fois, elle dévisage un homme dans la rue, et elle finit par boire un verre avec lui ! Et si l'on exclut les bizarres qui veulent savoir ce que cela fait de coucher avec une handicapée, elle a plutôt pas mal de succès. C'est vrai qu'elle est jolie, de son accident, elle n'a conservé qu'une petite cicatrice sur le front, un miracle finalement. En tout cas, on sent bien qu'elle assume ce qu'elle est et ne se gêne pas pour profiter de la vie à cent pour cent.
Je soupire. Elle me reproche de ne pas être comme elle, elle m'en veut d'être comme je suis, une bloquée, coincée, fataliste ...
Une corneille croasse et me rappelle que je suis trempée dans ce cimetière. Il est temps de m'éclipser, de toute façon la journée n'a pas été d'une gaieté absolue. Je rallume mon portable, ce cher Axel a dû me contacter.
Axel est mon « petit » copain, qui est devenu aux fils des ans, mon « petit » fiancé. J'insiste sur le « petit », car il a tendance à avoir des réactions immatures. Je ne me pose plus la question de savoir si je l'aime ou pas tant il est maintenant « mon petit Axel » tout court. Et ça a du bon l'habitude, cela nous empêche de trop réfléchir surtout lorsqu'on se concentre sur sa carrière.
Ma prodigieuse et sublime carrière de... pigiste. Et en CDD, je vous prie ! Ce n'est évidemment pas ce que j'avais prévu à la fin de mes longues et douloureuses études supérieures, mais j'ai bon espoir d'entrevoir un jour le bout du tunnel. Je travaille à la demande pour un magazine pseudo-ésotérico-paranormal, plus rien n'a de secrets pour moi : les faux voyants et les vrais escrocs. De temps en temps, je côtoie un médium éclairé qui finit par me prédire mon avenir. Mais entre le fait que je serai chanteuse d'opéra ou yogi en Inde, rien de très excitant. Un seul, qui semblait plutôt sérieux, m'a parlé d'une rencontre étrange qui marquerait à jamais ma vie. Je l'attends toujours...
Un gloussement me fait sortir de ma torpeur. Mé et Benjamin sont en pleine leçon de séduction, dois-je prendre des notes ? Je les trouve particulièrement bons.
Pour l'heure, j'ai juste envie de partir... aussi je dis calmement :
- Mé, je dois y aller. Désolée.
- Ah oui, je comprends... Benjamin, ça vous tente un café ?
- Oui avec plaisir.
Il ne la quitte pas des yeux. Mé se tourne vers moi et me fait un clin d'œil. Elle est dans son truc et plus rien ne compte à part cela. Je saisis qu'il va falloir que je rentre sur Paris en transport en commun...
Ravie, je laisse les tourtereaux et je me dirige mollement vers la gare.
VOUS LISEZ
MB MORGANE - Urielle - Tome 1 [Terminé] (édité)
ParanormalDepuis de nombreuses années, Urielle se fait appeler Marie. Ce prénom attire moins l'attention et ne lui rappelle pas celui qui l'utilisait jadis, son premier amour mystérieusement disparu. Urielle habite à Paris et mène une existence tranquille ent...