Chapitre 1

10 0 0
                                    



Il y a deux heures, Sal et Cole étaient rentrés chez eux en toute hâte. Affolés. 

Ils revenaient du centre de ravitaillement, les bras pleins de provisions.  Le ravitaillement avait lieu une fois par mois dans l'un des entrepôts de la ville. Babel rationnait la nourriture et les produits d'hygiènes depuis un peu plus de dix ans maintenant, pour ne plus avoir à faire face à "La Grande Famine", qui avait fait des milliers de morts. Les habitants ignoraient tout de ce qu'il y avait au-delà de l'immense enceinte qui enclavait la ville depuis toujours, et qui empêchait aussi bien d'y entrer que d'en sortir. 

Tout avait commencé dans la rue. Sal n'était pas méfiante de nature, mais au contraire, complètement insouciante. En cela Hayden lui ressemblait énormément : toujours à marcher doucement, les yeux dans le vague, sans vraiment faire attention à son environnement, rêveuse. Aujourd'hui, si elle marchait lentement, c'était parce que les sacs de provisions étaient particulièrement lourds. Cole voulait l'aider, mais elle refusait systématiquement. Lui aussi avait deux sacs à porter du même poids. Et lui aussi, marchait doucement parce que les provisions pesaient.  

Et puis Sal s'était brusquement arrêtée. 

—Qu'y-a-t-il ? 

Elle  se tourna  vers Cole  en ouvrant de grands yeux ronds et leva les sourcils en posant son doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.

—Ne te retourne pas, chuchota-t-elle. Cole garda le silence. Il avait pâli. Lui, comme elle, avaient compris de quoi il retournait. C'était l'heure des comptes. 

—Tu pense que ... commença Cole. Elle hocha la tête rapidement.

—Vite. Coupa-t-elle

La femme puisa dans ses ressources les plus profondes et pris sur elle pour accélérer le pas. Lorsqu'ils arrivèrent chez eux, ils trouvèrent Hayden affalée sur le canapé du salon, en train de lire un livre.  Hayden avait dix-sept ans. Voilà dix-sept qu'ils avaient une fille qu'ils cachaient au gouvernement. Cela, il ne l'avait jamais expliqué à la jeune fille, et elle, n'avait jamais posé  de question. Les descentes régulière de la milice dans ce quartier tranquille l'avait convaincus d'avantages que n'auraient pu le faire des mots. La jeune fille était aussi blonde que Sal. Un blond pâle et lumineux, presque argenté. Elle avait un teint pâle et maladif qui faisait ressortir les cernes violacés sous ses yeux aussi bleus que deux saphirs. Elle était menue, et petit. Parfois, Cole se demandait s'il était véritablement le père de cette enfant. Il était immense, large d'épaule ( ce qui ne signifie pas musclé et sportif), brun aux yeux sombre, avec une barbe impeccablement taillée.

Sal lâcha les sacs sur le sol, en sueur, et les membres tremblant. Cole la suivait de peu et parvint dans le même état d'épuisement. 

—Debout, Hayden, il faut partir, par derrière ! S'exclama Sal

—Que se passe-t-il, maman ? Et pourquoi ...

—Vite, Hayden. Ce n'est pas le moment de poser des questions. On t'expliquera plus tard. 

On t'expliquera plus tard. Ne pose pas de questions inutiles. Tu ne peux pas comprendre. 

Hayden fronça les sourcils de mécontentements : elle n'aurait pas de réponse. Plus de questions mais pas plus de réponse. Pendant un instant, une petite seconde, elle eut envie de se rebiffer. De dire "non" une bonne fois pour toute et d'exiger une réponse, une vraie, de celle qui valent la peine d'être entendu, et surtout qui vaille la peine d'avoir été enfermée pendant dix-sept ans. Pourtant, ses parents et elle étaient en train de fuir.Fuir, cela voulait dire sortir, s'en aller. Cela signifiait la fin du confinement, une aventure... La jeune fille se prenait à fantasmer. Sal attrapa fermement les épaules de sa fille,  et la poussa dans le bureau de Cole. La femme fut la première à enjamber la fenêtre, rapidement suivie de son mari. S'enfuir, oui, mais pourquoi ? fuir quoi ? Fuir qui ? Elle essayait, en vain de trouver une quelconque logique, une réponse ou juste un début de réponse. Mais rien, rien de logique ne lui venait, ses parents n'étaient pas des terroristes ou des anarchistes, tout de même ? La panique la gagnait, obscurcissant son esprit de questions qu'elle savait futile car elle n'aurait pas de réponse, et cela lui faisait perdre du temps. Pourtant, elle le ressentait ce fichu sentiment de trahison, trahison parce qu'on lui cachait quelque chose, un secret, un mensonge. 

En vérité, la jeune fille se voilait la face. Elle niait ce qu'elle pressentait, sans pouvoir - vouloir, le formuler. 

Hayden avait la gorge sèche. Elle n'était jamais sorti, elle n'avait jamais passé le perron. Un tumulte d'émotions la parcourait, sans qu'elle ne puisse mettre de mot dessus. 

Quand elle était petite, vers six ou sept ans, elle avait demandé pourquoi elle n'avait pas le droit de sortir. Ses parents lui avait expliqué que le monde extérieur était dangereux. Ensuite, moins d'un an plus tard, la milice avait arrêté la famille qui habitait en face de leur maison. Même l'enfant. Cela avait achevé de convaincre Hayden, et elle n'avait plus posé de question, son imagination avait fait le reste. Le monde était dangereux, l'extérieur était dangereux; ici, elle était protégée. 

C'était une vérité générale. Enfin, presque. 

Hayden allait enjamber la fenêtre, mais  Sal l'en empêcha, au dernier moment. Elle poussa sa fille contre le bureau de Cole, et sa tête heurta l'extrémité. Ultime geste de la mère pour protéger sa fille. 

Lorsqu'elle reprit conscience, elle était allongée sur le sol, dans le bureau. La fenêtre était ouverte. Tout ce qu'elle entendit ce fut les cris de ses parents. Il ne s'était écoulé que quelques secondes. Peut-être moins. Le cœur serré, Hayden se redressa à moitié. Elle ne distingua que les uniformes de la milice. 

Et encore des cris. 

Hayden était au supplice, pourtant, elle ne bougea pas. 

Elle gardait les yeux ouverts, pourtant elle ne voyait plus. Le monde n'était plus gris ou blanc. Il était sombre. Noir. 

Fuyait-elle ? Oui. 

Le silence se fit de nouveau. Son corps se vida de toute volonté. Plus de son, plus de vie ? Hayden voulait se cacher, s'enterrer, disparaître.  Elle avait honte et peur, aussi. Tout cela semblait si absurde ! Elle se replia sous la fenêtre. Attendit. Et attendit. 

Elle entendit une grande partie des soldats s'en aller, et emmener Col et Sal. Sa respiration se fit de plomb, lourde, bruyante, pleine de sanglot refoulé au fond de sa gorge. La porte d'entrée s'ouvrit brusquement et une bourrasque emporta quelques papiers sur le sol. Hayden se réfugia sous le bureau. Le bruit des bottes en caoutchouc sur le sol en linoléum produisait un chuintement . A chaque nouveau pas, le sang qui coulait dans ses veines se transformait en lave incandescente. La terreur qu'elle ressentait en ce moment était le prix de sa lâcheté. Le soldat posa ses mains sur le bureau. Ou plutôt, frappa le bureau. Les objets disposés s'envolèrent dans tous les sens. Hayden avait deux choix. Créer l'effet de surprise et renverser ce fichu bureau, ou bien attendre et prier pour qu'il s'en aille. Incapable d'attendre plus longtemps, la jeune fille  avait opté pour la seconde option. Le combat était inévitable. Hayden se redressa d'un bond au moment où les jambes du soldat apparurent devant ses yeux .Une main d'ébène la saisit par le col pour la faire sortir de sa cachette. Elle s'empara du candélabre échoué sur le sol, une relique de son père, et frappa le soldat à la tête. Il vacilla, cligna des yeux, sans comprendre. Elle lâcha le candélabre et profita de la distraction du jeune soldat pour se dégager de sa prise et s'éloigner d'un pas. Elle contourna le jeune milicien pour rejoindre la porte, mais une prise enserra sa cheville et son élan la fit chuter. Sa tête heurta le coin du bureau en bois, encore. Perdant un peu de son assurance, elle sentit le sol vaciller tandis que le soldat se relevait. Elle attrapa de nouveau le candélabre mais le soldat fut plus rapide et le jeta de l'autre côté de la pièce. Hayden le poussa sur le bureau. Le soldat, une main dans le dos se souleva légèrement et dégagea, ultime effort, une matraque, dont il pensait visiblement pouvoir se passer. Dans un dernier effort, il attrapa le poignet de la jeune femme, qui se saisit de l'autre bout de la matraque avant qu'elle ne la touche. Surprit, il lâcha son arme. Hayden profita qu'il soit sonné pour donner un coup de pied derrière les genoux du soldat, qui s'effondra. La jeune fille monta dans sa chambre et enfila le premier vêtement à sa portée. Il s'agissait d'un large sweat gris souris, large et surtout chaud. Elle remonta la capuche, puis, pour éviter de croiser de nouveau le soldat, descendit depuis la fenêtre au-dessus de son lit, qui donnait sur l'arrière de la demeure. Elle jeta un coup d'œil en arrière, c'était la première fois qu'elle quittait cette maison. Elle savait qu'elle n'y reviendrait jamais. 

Elle se détourna. Hésita. Dans son dos, elle entendait de nouveau milicien arriver en courant, le bruit de leurs bottines en caoutchouc martelant le sol. En s'éloignant dans les rues adjacentes, elle entendit les premiers crépitements de sa maison, sa prison dorée, son enfance. Sa maison brûlait, et les souvenirs qu'elle renfermait.  L'odeur de la fumée atteignit ses narines et vint chatouiller ses glandes lacrymales. La fumée toxique avait surement provoquée les larmes qui coulaient le long de ses joues. 

Les Braises de la LibertéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant