Le mode nuit sur iPhone, c'est égoïste, un luxe nouveau qui met à l'abri du coup de fil qui dérange. 23h59 passées, les problèmes des autres ne m'intéressent plus et d'ordinaire, même si j'avais l'écran sous les yeux, j'aurais probablement rejeté l'appel (accusant, le matin venu, la fonctionnalité dans un message d'excuses). Il y a aussi qu'en 2020 certains ont une vision distordue de l'urgence et les seuils qu'on respectait avant, bah disons qu'ils ont évolué avec les téléphones.
La scène, elle est un peu au ralenti quand je la revois et elle est silencieuse mais c'est comme si j'entendais au loin la sonnerie du téléphone fixe qu'on avait quand j'étais gamine, celle des canulars ou de la famille qui fait sonner pour dire qu'elle est bien rentrée. Il y a ton nom qui s'affiche alors ça doit être en être une autre de sonnerie, celle qui fait se lever les parents en pleine nuit et tu les entends pleurer dans la cuisine et tu comprends pas parce que t'es trop petit mais la fois d'après t'as ce pic dans le ventre. C'est à cause de lui si je réponds mais j'espère un peu entendre de la musique étouffée dans ta poche. À la place, c'est tes pleurs mais toi normalement tu pleures pas et puis tu m'appelles plus. Peut-être que je rêve en fait, peut-être que tu viens pas juste de me dire que c'était ton père et que c'était une crise cardiaque. Et moi, je pleure et je me vois du dessus comme si c'était pas réel et je te dis que bien sûr je peux venir mais je sais même pas où t'es. Je savais pas que t'étais de retour à Paris.
Avant de partir, j'ai envoyé le mail que j'étais en train d'écrire. Il était prêt, j'avais plus qu'à cliquer sur send et pourtant, dans le Uber, je me dis qu'il doit y avoir quelque chose qui cloche en moi. En plus, je l'ai même pas relu et c'est pas un truc que je fais d'envoyer des mails pro sans les relire. Peut-être que ça rend l'acte un peu moins scandaleux. T'es à 8 minutes de chez moi en VTC mais y'a encore 8 minutes, j'en savais rien, j'allais relire mon mail et puis me rendormir sans savoir que j'aurais pu te croiser en allant boire un verre ce week-end. Je sais même pas si mes potes ont vraiment décidé d'aller dans le 10, on a juste dit que ça faisait longtemps. Et puis, si on va par là, j'aurais pu mourir un 13 novembre si on était allé là-bas ce jour-là (et pas dans le 19, à côté de chez moi). Je suis pas sûre mais je crois que j'ai dit « bonne journée » au chauffeur en sortant de la voiture, il a dû croire que j'étais bourrée.
T'as mis tellement de temps à répondre que j'ai cru que j'allais devoir rappeler Mohammed. C'était le prénom du chauffeur, le prénom d'un chauffeur Uber sur deux en fait. C'est triste mais c'est mon estimation, c'est pas un chiffre exact. Après, j'ai pensé qu'on pouvait pas rappeler, on choisit pas qui on veut dans l'application. Ça va, t'as répondu mais tu t'es trompé en me donnant le code de l'immeuble et je savais pas si c'était parce que tu le connaissais pas encore bien ou si c'est parce que c'est le genre de choses qu'on fait quand on apprend que son père est mort. Je me souviens que ma sœur et moi, on avait commandé des pizzas. C'était encore plus indécent que le mail et puis c'était pas mon père. Je me demande ce qui est le plus difficile mais y'a sûrement pas de plus difficile, c'est débile comme question. Alors pourquoi Oxmo dans la chanson, il dit que sa mère c'est pire ? Peut-être qu'il a connu les deux et qu'il peut comparer. Nous, on a fini de grandir, c'est déjà ça et je nous revois en train d'écouter le titre sans vraiment comprendre, à penser qu'on était seuls alors qu'on avait tout ou peut-être pas tout mais l'essentiel. Et toi, t'avais plus que moi et je te l'ai jamais dit mais je crois que je t'en voulais un peu.
Les enfants seuls qui s'unissent, c'est plus fort que n'importe quelle union. C'est toi qui me l'avais dit et c'est vrai que souvent quand je suis avec mes amis d'adulte, j'ai l'impression que tout est en surface et je repense à nos discussions naïves de gamins qui étaient plus vraies et profondes que tous les échanges que j'ai aujourd'hui.
T'as ouvert presque à la seconde où j'ai sonné et la première chose que j'ai vue, c'est la fumée dans l'appartement. Ça sentait pas que le tabac et à une époque j'aurais souri en te disant qu'en fait, t'avais pas grandi mais sur le moment ton visage détruisaient les sourires, même ceux qui n'avaient lieu que dans ma tête. Je t'ai serré dans mes bras comme si c'était naturel et peut-être que ça l'était mais c'était surtout surréel. Je t'ai dit ça va aller et toutes ces phrases de merde qu'on dit quand quelqu'un meurt et, parce que c'était toi, j'avais envie d'en avoir d'autres mais je crois que ça marche pas comme ça. Y'a des choses pour lesquelles les mots sont pas suffisants dans l'instant. D'ailleurs, toi qui en as toujours mille, qui font qu'on tombe amoureux de toi et qu'on te déteste en une seconde, t'en avais même pas un au début. Et puis t'en avais quatre, t'étais en boucle et tu répétais que c'était pas possible. J'ai eu envie de te guérir et, comme avec le mail, je m'en voulais parce que, dans l'atrocité de la situation, je pouvais pas m'empêcher de penser que ça faisait du bien de te revoir.
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Peau & tics
PoetryMa peau & Cie, moi, mes tics et tout le tralala. Mon train-train aussi et puis l'Âme avec un grand Â. Tout le toin-toin poétique en somme, un genre de recueil. Me prétendant pas poétesse, les textes sont sans prétention. J'aime simplement essayer de...