Depuis trois jours, Judith n'avait plus osé toucher à son ordinateur. Elle passait le plus clair de son temps à peindre, à lire, à écrire, et lorsqu'elle ne faisait rien de tout cela, elle profitait de la salle de sport se situant dans la pièce adjacente à la sienne. C'est ce qu'elle fit ce jour-là. Elle attrapa son vieux lecteur CD portable, qui faisait encore très bien son travail, et y mit le dernier album qu'elle s'était fait livrer. La musique lancée, elle prit une grande bouffée d'air, une grande bouffée de motivation, rassembla ses cheveux en un chignon vertigineusement énorme et commença à courir. Son tapis de course se situait en face d'un écran géant faisant défiler un paysage de son choix, plus ou moins rapidement en fonction de sa vitesse. Elle aimait bien cette option. Elle appelait cela "voir du pays". Cette expression, elle l'avait lue dans un de ses livre et l'avait trouvée géniale. Elle l'avait donc gardée. De toute façon, il n'y avait que de cette façon qu'elle pouvait réellement voir du pays. Elle choisit de courir dans le désert des Bardenas Reales en Espagne. Elle aimait courir dans ces zones arides et vides d'habitations, la solitude ne lui pesant pas. Elle y était habituée.
Après une petite heure de course, c'est en nage qu'elle quitta son tapis. Cette session lui avait fait du bien, lui permettant de se vider l'esprit tout en nourrissant son esprit fertile d'idées de dessin nouvelles. En ce milieu d'après-midi, presque quatre heures et demie d'après sa pendule, elle se décida à commander une petite collation. Elle se rendit donc au monte-plat, à côté duquel elle avait de suspendu une petite télécommande ainsi qu'un menu, sur lequel était inscrit les correspondances chiffrées de chaque plat. Elle tapa machinalement, connaissant ces codes par cœur, le numéro cent dix-neuf, gaufres liégeoises au miel d'acacia. Elle allait valider sa commande lorsqu'Yggdra, sentant ce que tramait sa maîtresse, se frotta contre les jambes de Judith dans le but de réclamer sa part du gâteau.
- Profiteur vas ! lui lança-t-elle accompagné d'un petit rire.
Elle ajouta au numéro précédemment tapé le treize, un steak de thon, dont raffolait sa petite crapule ambulante.
Dans les cuisines on s'affairait. La soirée approchait à grands pas et ce vendredi soir, le restaurant complet était loué pour un congrès. Certains employés étaient donc forcés de faire des heures supplémentaires afin que l'équipe du soir puisse s'organiser sans trop de pression. Certains membres de l'équipe du midi se trouvaient donc encore sur place. Notamment un jeune commis qui n'avait été embauché que deux semaines auparavant. Le garçon se retrouvait un peu comme homme à tout faire cet après-midi-là. Lui et son équipe étaient donc relégués aux commandes venant des appartements. A chaque appartement correspondait un numéro allant de un à cinq, le premier étant assigné au bureau du patron. Lorsqu'une commande arrivait, elle était préparée et envoyée à son étage respectif.
Le commis de l'équipe du midi essuyait un plan de travail lorsque l'écran de commande afficha "Appt : 0 ; Commande : 119 ; 13". La première chose que se demanda le garçon était : qui pouvait donc bien manger des gaufres et du thon en même temps, puis son regard se perdit sur le numéro d'appartement. Le zéro ? Jamais entendu parler. Il prépara tout de même ce qui était demandé. Une fois la commande achevée, il alla vers son chef d'équipe.
- Lino ?
Celui-ci lâcha un grognement sans lever le regard, prêtant tout de même une oreille à ce qu'avait à lui dire son nouvel employé.
- J'ai le zéro qui vient de faire une commande, avec des goûts plus que douteux d'ailleurs, ajouta-t-il en grommelant, je fais quoi ? Ça existe le zéro au moins ? Jamais entendu parler.
A la première mention du chiffre, Lino avait déjà relevé la tête. Mais devant le surplus de questions de son collègue, il abandonna sa tache actuelle pour l'attraper par le bras et l'éloigner des oreilles indiscrètes de leurs collègues. Ils finirent non loin de la porte, où l'aîné des deux fit un sermon à l'autre, qu'il conclut par la phrase : "- Joue pas aux imbéciles, vas !", phrase qui laissa notre commis sans voix. Le grand gaillard en face de lui semblait réellement avoir peur de ce qui pourrait lui arriver dans cette tour. Excellent.
Sans plus poser de questions, se retenant de sourire, le garçon répondit donc à la demande de l'appartement zéro. A peine eût-il fini d'envoyer le tout qu'un inconnu entra dans la cuisine. Il ne l'avait jamais vu. Ce n'était pas faute d'avoir consulté le registre des employés de la tour. Il n'avait rien d'un cuisinier et semblait chercher quelque chose. Sans s'en rendre compte, il ne le lâchait plus des yeux. Le jeune homme disparu dans une pièce adjacente, le bureau de gestion domotique de la cuisine. Le commis haussa les épaules. Il résoudrait ce mystère plus tard. Pour le moment, il avait du travail.
Arrivé à bon port, le monte-plat émit un petit signal sonore semblable à la clochette d'un micro-ondes. Judith, trempée sortant de la douche, une serviette autour de la taille, les cheveux dans une autre, se rua sur la trappe avant que son plat ne reparte. Elle en sortit les deux assiettes et posa au sol celle contenant le thon. Son père n'étant pas encore rentré de voyage, elle en profitait pour rester dans son plus simple appareil. Après avoir eu fini ses gaufres et démêlé sa tignasse incroyablement longue, la blondinette remit un peu d'ordre dans sa chambre avant de se laisser couler dans le fond d'un fauteuil, un roman à la main. Tant de futilités. Tant d'inutilité. Tant d'ennui. Tout pour s'enlever cette envie féroce de la tête. Cette envie qui la ronge, la dévore de l'intérieur. Elle mourrait d'une envie incommensurable d'allumer son ordinateur. Elle tremblait rien qu'a l'idée de revoir cette boite de dialogue apparaître. Elle brûlait d'un désir ardent de pourvoir à nouveau discuter avec cet inconnu, avec une personne différente du cercle très restreint qu'elle avait l'habitude de côtoyer, Yggdra, Alexis, Le Docteur Netter... Certains amis de son père, bien sûr, mais très rarement plus d'une fois. L'un d'eux, qu'elle avait vu quatre fois, chose énorme, lui avait toujours ramené un petit quelque chose de l'extérieur. Mais tout cela n'était rien. Ce garçon derrière l'écran, ce goût d'interdit qui pétillait dans son ventre, qui la rendait malade autant qu'heureuse, cela n'avait rien vraiment rien à voir. Elle se trouvait tiraillée entre cette tentation, cette pomme, ce désir de parler à nouveau avec lui et la peur morbide qu'elle ressentait envers son père si celui-ci avait le malheur de découvrir le pot-aux-roses.
Donc depuis trois jours, elle faisait l'impossible pour résister à cet appel, pour ne pas se connecter. Elle qui n'en avait aucune difficulté habituellement, se faisait violence, s'occupait tant bien que mal, avec constamment ce goût amer, cette attirance incontrôlable envers la machine, vil serpent, posée sur son bureau. Elle voulait en savoir plus sur Emeric Desmarais, comment était-il, ce qu'il faisait et aimait dans la vie, ce que voulait dire « service technique informatique ». Il avait en quelques mots fait exploser son monde en un milliers de confettis, multicolores de questions.
Et elle voulait ses réponses.
Après bien des heures passées à lire ce roman dont elle ne retenait rien, bien des minutes à lire la même ligne sans la comprendre, elle referma son livre et le posa en vrac à côté du fauteuil. Bien décidée à envoyer balader toutes ses idées noires afin de n'en garder que du positif, elle se leva, et malgré la peur qu'elle ressentait envers son père, elle se mit devant son ordinateur. Sans se laisser le temps de faire marche arrière, elle pressa le bouton d'allumage de la tour. Les ventilateurs commencèrent à tourner, avec pour preuve de leur existence ce bruit constant de soufflerie. L'écran s'alluma. Le démarrage était en cours. C'est le cœur battant la chamade que Judith regardait fixement le bureau charger et les icônes apparaître les unes après les autres. Elle patienta.
Rien.
Enfin si, le bureau qu'elle connaissait, mais pas le moindre signe du passage d'Emeric. Pas de mystérieuse boîte de dialogue. Juste son fond d'écran et son accès restreint à un monde étriqué. Déçue, elle double-cliqua sur l'icône du navigateur dans l'optique de jouer à nouveau. Elle s'était montée la tête pour rien, tant et si bien qu'elle se demanda si tout ça ne venait pas de son esprit, si IL ne venait pas de son esprit. Emeric n'existait peut-être pas, après tout. Elle avait eu tellement d'amis imaginaires depuis son enfance, comme quoi, être recluse dans une bulle de verre, ça aide, mais jamais, au grand jamais, elle n'avait à ce point été persuadée leur existence. Tant pis pour les recommandations de son paternel, elle allait jour, se vider la tête jusqu'à ce que mort s'en suive. Non pas la sienne, mais celle de son informaticien imaginaire.
Elle avait toujours été seule. Elle le serait toujours. Et ce n'est pas un chat venu de je ne sais quelle région désertique qui n'y changerait quoi que ce soit.
En ce vendredi presque soir, Judith plongea dans les méandres du peu d'internet lui étant accessible dans le but de dissoudre, liquéfier, révoquer, annihiler ses idées noires. Et deux heures, ça ne serait pas assez.
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Raiponce, Ou La Jeune Fille Du Haut De La Tour
AdventureRéadaptation moderne du conte de Wilhelm et Jacob Grimm. Crédits couverture : https://www.flickr.com/photos/quinet/45680280074/in/photostream/ Retouches : Mello Phée