Le statut particulier d'Emeric lui permettait de naviguer dans l'intégralité du bâtiment. Il avait été entièrement modernisé, complètement automatisé, totalement informatisé. Peu de gens travaillaient au sein de la Tour Lucas. D'après ses estimations, il devait y avoir, de présent simultanément sur le site, un peu plus d'une centaine d'employés, ce qui, pour une tour de trente-sept, enfin... trente-huit étages, était très peu. Malgré tout, les premiers étages dédiés au public restaient bondés. Bon nombre des étages suivants étaient composés de bureaux, qui traitaient d'affaires dont Emeric ne savait rien et ne voulait rien savoir. D'après ce qui se disait autour de lui, que ce soit son père ou autre, les activités réelles de la Tour Lucas ne se cantonnaient pas à la production d'œuvres d'art, malgré le fait que les toiles produites par Alexis soient vraiment sublimes et fassent jazzer dans le monde de l'art. A dire vrai, Emeric n'en savait pas grand chose... Il ne s'était pas penché sur l'art au court de sa vie, c'était un domaine dont il ne savait que peu de choses et se fiait donc aux ouï-dires récoltés dans un bar, à quelques rues de là, qu'il fréquentait entre la sortie du boulot et les retrouvailles avec son père puis y retournait, plus longtemps cette fois, en rentrant de chez son géniteur afin d'oublier ce dernier.
Le bureau du patron était donc au dernier étage officiel de l'immeuble, ses appartements en dessous et les trois étages suivants, en descendant, étaient occupés par les familles des trois mousquetaires qui le secondaient dans ses activités. Sous ces quatre étages d'habitations, on trouvait bon nombre d'étages vides. C'est d'ailleurs dans l'un de ces étages que squattait notre hacker. Son père avait un caractère un peu particulier et refusait que son "bon à rien de fils qui passe ses journées sur son ordinateur" crèche dans SA maison alors qu'il l'a quitté avec sa bâtarde de mère il y a quelques années. Aujourd'hui, la "bâtarde" n'était plus de ce monde, paix à son âme, et le "bon à rien" venait de traverser la moitié du monde pour soutenir dans la maladie un père qu'il n'avait toujours connu que virtuellement depuis ses trois ans et qui l'avait reçu comme un chien dans un jeu de quilles. En même temps, il fallait le dire, ce petit con avait osé changer de nom pour prendre celui de sa mère ! Non mais quel outrage ! Son héritier, pour autant qu'il puisse l'appeler ainsi, portant le nom Desmarais ?
Toujours est-il que cela contraignait notre ami à vivre plus ou moins clandestinement sur son lieu de travail, son gros sac comprenant le peu d'affaires qu'il avait rapportées de son pays lui servant d'oreiller et un vieux duvet élimé, dont les plumes s'échappaient, en guise de lit. Il profitait de la chaleur générée par les étages du dessous et des salles de bain du personnel disposées à tous les étages. Pour les repas, il n'en faisait qu'un, le soir, avec son père. Et ce n'était pas une très grande partie de plaisir.
Cela faisait maintenant trois jours qu'Emeric voyageait de PC en PC, virtuellement ou non, dans le but de retaper entièrement le réseau informatique de la tour Lucas. Il fonctionnait plutôt bien en apparence, mais dès qu'il grattait un peu la couverture, il se rendit bien vite compte que rien n'allait comme il le fallait. Son prédécesseur était un véritable branquignole, n'importe qui d'un minimum connaisseur pouvait se faufiler dans le système et anéantir la boîte ! Un concentré de grand n'importe quoi ! En parallèle de toute la mise à niveau et du renforcement du système, il avait mené sa petite enquête. Alexis Lucas n'avait pas de fille. Ou alors personne n'en savait rien. Aucun site internet n'en faisait mention, et pire, même l'état civil - il avait peut être poussé ses recherches un poil trop loin - n'avait eu vent de l'existence d'une quelconque fille Lucas.
Ce jour là, perdu dans ses pensées, Emeric avait atterrit, Dieux seuls savent comment, dans les cuisines de la tour, au premier sous sol. Celle où il se trouvait, en particulier, donnait directement sur un parking souterrain par lequel circulait les arrivages de nourriture pour l'intégralité de la tour, comprenant les familles, la cantine des employés et le restaurant de grand standing au rez de chaussée. Une fois dans cette pièce, les différents éléments était redistribués entre les cuisines, en fonction de leurs spécialités.
S'approchant de la porte de la cuisine suivante, Émeric ne l'ouvrit pas de suite, se rendant compte que des voix s'élevaient de l'autre côté de la porte.
- Mon garçon, tu viens d'arriver, alors je vais être très clair !
Emeric sursauta pensant tout d'abord que cette phrase s'adressait à lui, mais l'homme à la voix grave continua son discours. Il observa donc la scène discrètement par le hublot.
- Ici, on ne pose pas de questions. On se contente de cuisiner, ou dans ton cas, de faire la plonge en observant ! Il baissa la voix avant de continuer son laïus, entre nous petit, je t'aime bien, mais tu sais ce qui arrive aux gens qui essaient de trop en savoir sur la Tour Lucas... Franchement, mieux vaut pour toi que tu te contentes de faire ton job, sans embêter personne, et tu verras, tout se passera bien. En plus, même pour un petit commis comme toi, la paye est loin d'être dégueu !
- Donc si j'ai bien compris, lorsque je demande "où mène-donc ce mystérieux monte-plat ?" je commet donc une grave infraction qui peut me coûter la vie ? Intéressant...
- Joue pas aux imbéciles va.
L'aîné des deux avait clos la conversation d'un grognement guttural accompagné d'un geste de la main, envoyant balader toute argumentation supplémentaire de la part du jeune commis. La balle était maintenant dans son camp.
Avec la plus grande discrétion dont il pouvait faire preuve, Emeric poussa la porte. Quelques regards se levèrent dans sa direction, mais bien trop affairés pour se laisser distraire, ceux-ci se replongeaient dans leurs tâches respectives, sans faire cas de la présence du garçon. Seul un, celui du jeune commis entendu précédemment restait pesant, fixé sur lui, le dévisageant. Il ne le lâchait pas des yeux, tant et si bien qu'Emeric commença à se sentir mal à l'aise. Peut-être qu'il avait mal compris, peut-être qu'il n'avait pas accès à la totalité du bâtiment, contrairement à ce que son badge lui affirmait... Y avait-il seulement un ordinateur dans cette pièce, dans cet étage ? Si non, il comprenait que la présence de quelqu'un d'inconnu n'ayant rien d'un cuisinier pouvait susciter un questionnement. Il fit donc appel à son joker, sa carte chance, son passe-partout. Il sortit son téléphone de sa poche intérieure et chercha la présence d'un quelconque support informatique à cet étage. Il y en avait visiblement un dans un bureau adjacent. Il se détendit donc. Il avait le droit d'être ici.
La politique de la Tour Lucas visant à ne pas poser de question arrangeait bien le jeune homme qui avait donc pu se faufiler, presque invisible, dans le bureau et se mettre au travail sans trop de soucis. C'était le dernier de ce jour.
Comme à son habitude, après une énième visite laborieuse à son père, il revint vers la tour, en direction du bar qui n'allait pas tarder à devenir son bar habituel. On était vendredi soir, et il commençait à être plein. Tant bien que mal, il se fraya un passage jusqu'au comptoir afin d'y commander un verre de whisky. Servit bien plus que de raison par une barmaid qui lui lança un clin d'œil, il remonta sa sacoche sur son épaule avant d'empoigner son verre. Le ruissellement de la condensation jouant sur ses doigts, il envisagea de se trouver une place. Son regard se perdit, à la recherche d'un petit coin de table libre dans le bar, lorsqu'il remarqua quelqu'un qui lui faisait de grands gestes de la main. Tout d'abord sceptique face à ce visage inconnu mais pourtant familier, le jeune homme haussa les épaules et se dit qu'au moins, sa place était toute trouvée. Il joua des coudes afin de s'installer à la petite table ronde, ne comportant que deux sièges, dans l'angle de la pièce. Après avoir déposé son verre sur un sous-bock, il mit sa sacoche sur son dossier, sa veste en cuir par dessus, et s'assit en face de son interpellateur.
- Tu ne me remets pas, j'ai l'impression, dit ce dernier avec un petit sourire narquois et des yeux rieurs.
Emeric détailla le visage de celui qui se trouvait en face de lui. Dans les yeux de son interlocuteur dansaient un savant mélange de couleurs, du vert, du gris, du bleu s'entremêlant et s'entrechoquant donnant à ces yeux une aura particulière, presque euphorique. Il enleva de sur sa tête une casquette à chevrons en cuir brun et la posa sur la table à côté de sa bière, elle aussi brune. Il passa une main dans ses cheveux noirs mi-longs dans lesquels se percevaient de doux reflets roux, prit une gorgée de sa bière avant de passer sa langue sur ses lèvres, essuyant l'épaisse mousse qui les décoraient, avant de replanter son regard dans celui de l'informaticien, cette fois ci de façon sérieuse. C'est ce regard qui fit percuter Emeric qui s'exclama :
- Le commis !
- Et bien voilà, on se réveille enfin ! lança-t-il en lui faisant un clin d'œil.
Quasi simultanément, le téléphone d'Emeric vibra dans sa poche. Il y jeta un rapide coup d'œil. Le PC 354 venait à nouveau d'entrer en activité.
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Raiponce, Ou La Jeune Fille Du Haut De La Tour
MaceraRéadaptation moderne du conte de Wilhelm et Jacob Grimm. Crédits couverture : https://www.flickr.com/photos/quinet/45680280074/in/photostream/ Retouches : Mello Phée