Pour les nomades, j'étais désormais dangereuse et inutile. Cependant, ils ne pouvaient pas se résoudre à me tuer.
Un jour, de nouveaux hommes très pâles sont venus. Ils avaient le même véhicule, plus petit, que celui qui avait emporté mon ami ; mais celui-ci sentait le propre, l'antiseptique, à trois kilomètres à la ronde. Ils se sont approchés de la barrière du corral. Le plus jeune, peut-être seize ans, pas bien grand ni bien gros, le cheveu châtain et l'œil clair, ma parla. Sa voix douce me parvint, pourtant, je ne reconnus pas les mots. "Lahib". Qu'est-ce que c'était que ça, "Lahib » ? Je savais que, dans la langue des nomades, cela signifiait "Flamme".
Le jeune garçon s'est approché de moi avec un licol, et j'ai compris. Lahib, la Flamme, c'était moi.
Ce nom me plut immédiatement. Lahib, la Flamme, est belle, rougeoyante et sauvage, libre. Oui, ce nom m'allait comme un gant, et je ne m'enfuis pas. Il n'appartenait pas aux Khabith, son air doux le clamait, ni aux Tha'ïr, sa peau était trop clair, mais il avait l'air aimable.
"Allez Ewan, attrape ce canasson !"
La voix du vieil homme m'a fait sursauter. Je tournais la tête vers lui. Sans être un vieillard, il avait déjà des cheveux grisonnants sur les tempes, qui témoignaient d'une quarantaine d'années au grand air. Mis à part quelques rides aux coins des yeux, il ressemblait de façon frappante audit Ewan : mêmes yeux, même sourire... Probablement un père et son fils.
L'adolescent s'approcha de moi doucement et me passa un confortable licol de cuir blanc. Je le suivis jusqu'au camion. Je voulais seulement sortir de cet enfer. Arrivés à côté du véhicule, il se tourna vers son père et lança :
"C'est pas un canasson, Papa ! C'est la plus belle jument que j'ai jamais vu. Abder Razak avait raison, elle est géniale. Regarde ces jambes fines, ses aplombs solides, cette encolure arquée, sa petite tête, ses yeux...
-J'ai compris, Ew'. Elle est sublime, c'est vrai. Allez, embarque ta princesse, on y va."
Précédée, d'Ewan, je suis entrée dans le camion. Docile, bien décidée à quitter cette tribu de malheur, je le suivais et découvrais, suspendu à la paroi, un filet d'herbes sèches, un bac d'eau fraîche et de drôles de grains craquant sous la dent. Au sol, une épaisse couche jaune et craquante, moelleuse, rappelait les joncs secs des oasis. L'ensemble était douillet et accueillant, et j'y entrais de bonne grâce. Nul doute que mon ami avait eu droit à moins de luxe. Une petite fenêtre, juste assez haute pour que j'y passe le nez, me permettait d'observer les alentour et laissait l'air entrer dans l'habitacle.
Ewan m'attacha et s'assit près de moi. Un grondement sourd se fit entendre et le camion s'ébranla. Au début, je perdis un peu l'équilibre et paniquais en me sentant emportée contre mon gré ; mais Ewan s'est relevé, m'a soutenue et parlé, et je me suis rassurée. Il a encore du m'aider à garder l'équilibre à plusieurs reprises, mais je n'avais plus peur tant qu'il était là.
Après plusieurs heures, le véhicule s'est enfin arrêté. Je n'étais pas mécontente de sortir enfin et en profitais pour me dégourdir les jambes au bout de la longe. Ewan, amusé, me regarda faire quelques minutes, puis bondis sur mon dos. Effrayée par la brusquerie de son mouvement, je fis un écart mais, avec une adresse et une assiette remarquables, sans autre artifice que mon licol blanc, le garçon me fit prendre le galop. Le terrain était sableux, à peu près plat, et je donnais toute la mesure de ma vitesse à mon nouveau cavalier. Quel plaisir de galoper à nouveau sous le soleil !
Cependant, après ce bref soulagement, je découvris la ville. Grand et laid furent les premières pensées qui me vinrent en voyant ces immeubles luisants, ces routes bétonnées et ces voitures sales qui se croisaient dans tous les sens, manquant de renverser les hommes pressés et les femmes voilées. Le bruit était trop assourdissant, la pollution trop dense et suffocante me fit tousser.
Puis Ewan disparut. Il m'avait confiée à des hommes en bleu, brutaux, qui me frappèrent pour me faire entrer dans un gigantesque oiseau de métal. Cette chose voulait clairement me manger, sa bouche béait devant moi tel un trou noir. Paniquée, je me cabrais et hennissais, mais ils ne firent que me frapper. Je cherchais désespérément Ewan du regard. M'avait-il déjà abandonné ? Qu'avais-je fait pour lui déplaire ?
A bout de ressources, les hommes bleus finirent pas m'aveugler totalement. Je ne voyais plus rien, leurs voix couvraient tous les autres bruits, j'étais perdue. Je ne savais même plus où était l'oiseau de fer, par quel côté fuir. Les hommes me poussaient et me tiraient, et je ne pouvais que me débattre : en bougeant le moins possible, je risquais moins de me rapprocher de l'oiseau, ou de tomber dans un trou, ou qui sait quels autres pièges.
Le bruit d'une course de bipède mit fin au calvaire. La voie si chaude d'Ewan résonna, déformée par la colère :
"STOP ! STOP ! ARRETEZ CA TOUT DE SUITE ! C'EST LA PREMIERE FOIS QU'ELLE VOIT UN AVION, ABRUTIS !"
Sa main agrippa fermement mon licol et arracha le tissu qui me bandais les yeux. Je m'immobilisais un instant, aveuglée. Reconnaissante, je frottais la tête sur son épaule, et il rit doucement. "Ne t'en fais pas ma belle, ça va aller." Lentement, à force de belles paroles et de caresses, il parvint à me faire monter sur la passerelle. Puis, d'un coup, il se laissa avaler par la gueule de l'oiseau géant. La panique m'envahit, venait-il d'être dévoré ? La longe tendue allait m'entraîner avec lui !
Mais sa voix ma parvint de nouveau, et il ressortit. Le monstre ne l'avait pas mangé. Les yeux révulsés, les oreilles plaquées et les naseaux dilatés, je me laissais guider dans la gueule du monstre. A l'intérieur, tout sentait bizarre, une odeur rance. Mais aussi l'odeur d'herbes sèches du camion. Ewan m'entrava entre deux parois de bois entre lesquelles je pouvais à peine bouger. Mais j'avais accès au foin, ce qui me rassurait un peu. Cependant je ne tenais pas en place, et le claquement résonnant de mes sabots sur ce sol étrangement dur et froid ne faisait qu'empirer ma nervosité.
Le décollage a battu tous les sommets en terme de panique. Bruit, vibrations, mouvements. Heureusement, Ewan demeura à mes côtés, devinant ma frayeur. Il resta debout près de moi durant tout le vol, qui dura des heures. Et au cours de ce premier envol, s'est tissé un lien qui ne devait jamais être rompu.
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La Flamme Arabe
General Fiction*Certains mots de l'histoire sont en langue étrangère. La traduction se trouve en bas de page.* J'ai eu une vie longue, pleine d'angoisses et de surprises. J'ai trouvé l'amour et je l'ai perdu, j'ai éprouvé la haine et l'amitié, appris la liberté et...