Ziyada

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Un jour, des hommes en blanc sont venus. Leur moyen de locomotion était étrange, ils semblaient sortir d'une énorme boîte en ferraille d'un blanc sale, montée sur d'énormes roues. En se serrant, on aurait pu monter à quinze chevaux à l'arrière.

Après avoir discuté un peu avec les Khabith, ils ont attrapé Zi et l'ont fait monter dans leur boîte. J'ai franchi la barrière pour le suivre, mais les bédouins ont attrapé mes antérieurs avec des cordes et ma plaquèrent au sol. Même de là où je me trouvais, je sentais l'odeur qui planait autour de ces étranges bonshommes. L'odeur insistante du sang et de la mort.

Et j'ai compris, enfin, les chevaux des Khabith.

Pour les Hommes, nous ne sommes que des machines, des montures calmes, soumises, brisées. De beaux spécimens réservés à la reproduction. Ou des tas de viande et de cuir, du crin pour les matelas et les édredons. Si on ne se laissait pas briser, comme nous, on se reproduisait. Si, comme mon ami, on était laid et, de toutes façons, stérile, on partait.

Je ne le reverrais pas.

Jamais.

Allongée sur le sable, je tentais un hennissement, mais il restait bloqué au fond de ma gorge. Alors, telle une loque abandonnée, j'ai regardé partir ce véhicule qui emportait mon cœur, mon âme, ma raison de vivre. Je n'avais plus qu'une envie, partir à mon tour, vivre avec lui, reconquérir notre liberté.

C'est à ce moment que le cri est sorti. Car il s'agissait bien plus d'un cri que d'un hennissement, un hurlement de douleur et de désespoir, presque surnaturel. Et, dans l'immensité du désert, j'ai entendu mon cœur me répondre pour la dernière fois.

Elle a résonné longtemps, cette réponse, s'infiltrant en moi par tous les pores de ma peau.

Les Hommes ne voient pas quand on pleure. C'est très rare. On reste immobile, figé, on sanglote à l'intérieur. Les yeux fermés. C'est bien plus beau que les reniflements pathétiques des Hommes, bien plus libérateur. Mais ce jour-là, ça ne suffirait pas.

Les bédouins, ces traîtres sans cœur, furent obligés de me traîner dans le corral, chaque pierre, chaque poussière m'écorchant les flancs. Le lendemain, ils m'ont trouvée à la même place, dans la même position. Et le surlendemain. Et le jour suivant. Je ne mangeais rien, je ne buvais pas. Je n'en avais pas la force. Comment boire la vie, lorsqu'elle n'est plus là ?

On a fini par me transférer dans l'enclos d'élevage. Sitôt arrivée, je me suis recouchée. Les autres chevaux ont compris mon deuil et l'ont respecté.

Les nomades m'emmenèrent dans une grande tente. J'étais si faible qu'il durent me nourrir par perfusion pendant deux semaines.

Lorsque j'ai eu récupéré mes forces, c'était la belle saison du batifolage. La cinquième, depuis ma naissance. Je me suis retrouvée dans un enclos étroit, avec un bel étalon tout fringant, tout fier, certain de sa victoire. Il paradait, le pauvre, espérant m'impressionner.

Mais le souvenir de mon unique amour était bien trop présent dans ma tête et dans mon cœur. Au bout de quelques heures de parade, il a commencé à se fatiguer, d'autant plus que je monopolisais l'eau et la nourriture. S'il osait venir à ma portée, un coup de pieds ou de dents bien placé le remettait à sa place.

Perdant toute dignité, il finit par me supplier. Plaidant sa cause, il soutenait que les nomades nous battraient si je refusais mon rôle. Pleine de mépris, je lui tournais le dos. Prenant ce geste pour un assentiment, il se précipita vers ma croupe... Et se prit la plus belle ruade jamais décochée. L'un de mes sabots, dérapant sur son poil lisse, lui envoya un écho retentissant sous le menton. Après cet épisode, il me laissa tranquille.

Lorsque je l'ai revu, quelques mois plus tard, alors qu'il s'avérait aux yeux de tous que je restais inviolée, il se mit soudainement à boiter et un cocard apparut sur son œil droit. Sans compter, bien sûr, les nombreuses traces de bâtons et de fouets un peu partout sur son corps, qui cicatrisaient lentement.

Cela étant, il ne m'inspirait aucune pitié.

La Flamme ArabeWhere stories live. Discover now