0 - L'embuscade [Partie 1]

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— Santo !

Cette voix se propagea dans tout le manoir, sèche, autoritaire, mais non pas dénuée d'une certaine douceur. A l'étage, du vacarme se fit entendre en réponse, avant que ne surgisse des escaliers un visage juvénile et innocent. La seconde qui suivit, se glissa dans le salon ce garçon d'une dizaine d'années, son enfant.

— Installe-toi, j'ai une histoire que j'aimerais te conter, lui intima-t-il, désignant l'opulent siège en velours noir qui lui faisait face.

Voyant que ce dernier obéissait, il profita de ce court moment pour le dévisager, ce qu'il n'avait plus fait depuis bien longtemps. Il apprécia sa carrure fine, témoignage d'une jeunesse encore naïve et candide. Il espérait qu'il la conserverait un temps encore, avant que ne le rattrapent les horreurs de son époque. Ses longs cheveux ébènes qu'il voyait caresser son cou lui conféraient le même sentiment. Une impression qu'il était libre et que rien ne comptait, si ce n'est l'instant présent. C'était faux, il le savait, mais ce mensonge avait quelque-chose de rassurant, d'appréciable.

— Cela va te paraître un banal conte, mais il n'en est rien. Ce que tu vas entendre nous concerne, tous les Karian, alors j'apprécierais que tu te montres attentif. T'en sens-tu capable ?

— Oui, Père, opina du chef le dernier de ses rejetons.

— Parfait. Ecoute donc : Il était une fois un très grand serpent blanc qui se surnommait Ka. Il était véritablement sublime et suscitait l'admiration de ses congénères, lesquels le considéraient comme leur seigneur. Bien conscient de cela, celui-ci sillonnait la terre, se pavanant presque. Il en profitait surtout pour traquer sa cible préférée, celle dont il se délectait avec passion : l'homme.

— Haan !

Santo recula jusqu'au creux de son fauteuil, ne pouvant retenir une exclamation d'indignation. Ses traits éberlués lui rappelèrent alors un peu plus qu'il n'était encore qu'un gamin. Il l'oubliait quelquefois. L'inconvénient de passer davantage de temps en compagnie d'adultes aux préoccupations hautement sérieuses qu'avec ses enfants. Il radoucit son expression en conséquence, cherchant à se montrer plus avenant. Ce n'était pas gagné...

— Ne t'inquiète pas, cela s'est passé il y a très longtemps. Tu n'as plus rien à craindre.

— Ah bon ? demanda timidement son fils.

— Mais oui, puisque je te le dis. Allez, reste concentré, s'il te plaît.

Comme il se décrispait, son père continua :

— Un jour, alors qu'il se promenait tranquillement, Ka tomba dans un piège. Se croyant invulnérable, il ne prêtait pas particulièrement attention à son environnement. Monumentale erreur. Il fut capturé par une femme parmi les plus belles qu'accueillait le Continent. Convaincu que sa dernière heure avait sonné, il fut alors surpris de la voir couper les mailles de sa prison. Il le fut encore plus lorsqu'elle lui suggéra de l'accompagner.

Santo ouvrit grand la bouche, scandalisé par cette proposition. Ses pupilles émeraude affichaient un réel dédain, qu'il ne réussissait point à cacher. Inuth, son paternel, se garda pourtant de se moquer de lui, quand bien même sa réaction le faisait intérieurement sourire. Il n'avait pas encore fait le rapprochement entre le serpent et leur famille, mais il ne tarderait pas à lui éclaircir ce point.

— Quoi qu'il en soit, Ka accepta, intrigué par l'attitude de sa geôlière. Il se mit alors à la suivre et se plia même à son régime alimentaire. Oui, tu as bien compris, acquiesça-t-il, percevant le brusque intérêt de son interlocuteur. Il a délaissé les hommes et s'est contenté d'avaler une nourriture plus classique, à base de rongeurs et autres marsupiaux. En échange, elle abandonna, elle, son schéma de vie sédentaire et se lança sur la route à ses côtés.

« Tout semblait aller pour le mieux. Elle était parvenue à changer la bête, à la dompter. Elle était même convaincue de l'amour qu'il lui portait, ainsi que de celui qu'elle lui vouait. Ils étaient heureux. Rien ne paraissait pouvoir troubler leur idylle. Pourtant... »

En fin conteur, il ménagea une pause dans son récit, accentuant le suspense et le désir de Santo d'entendre la suite. Tandis que ce dernier s'accrochait à ses lèvres, il fit exprès d'attendre encore. Ses yeux se perdirent alors dans la sublime décoration de son manoir. Ils s'arrêtèrent sur le sol en marbre noir nervuré de blanc, sur la table basse en merisier, sur le portrait peint qui l'habillait. Douce et si belle, elle lui manquait terriblement. Ses boucles blondes dont aucun de ses enfants n'avait hérité, son sourire tapageur, sa mélodieuse voix qui rythmait toute la maison. Leur absence lui était si âpre.

— Père ! finit par s'impatienter son fils, le ramenant à la réalité.

— Excuse-moi, j'étais ailleurs. Où en étais-je déjà ?

— Ils voyageaient ensemble, Ka et la fille, l'aida-t-il.

— Ah oui... Tout se passait bien, jusqu'à cet infâme jour où la jeune femme perdit la vie, lâcha-t-il, le cœur lourd, meurtri de souvenirs douloureux. Santo stupéfait, il essaya de retrouver un timbre moins mélodramatique : Tu vois, elle était partie dans un village pour y acheter quelques provisions. C'est là qu'une bande d'ivrognes lui sont tombés dessus et, dans leur démence, lui ont porté le coup fatal. Fou de chagrin en l'apprenant, Ka se jura de se venger et il consacra son temps à cette tâche, finissant par débarrasser le Continent de ces meurtriers.

— Bien fait pour eux, commenta Santo, marqué par le trépas de l'héroïne. Et qu'est devenu le serpent ?

— Après avoir de nouveau erré sans but sur cette terre, il a fini par rejoindre sa dulcinée dans les cieux, où ils vivent désormais heureux tous les deux, lui enseigna-t-il la fin de la légende. Maintenant, si tu le veux bien, nous allons décortiquer ensemble...

— Mon Seigneur !

Il se tourna vers l'embrasure de la porte, curieux de savoir qui venait de l'interrompre avec une telle fougue. Reconnaissant Keitan, il réprima un juron d'agacement. En armes et exténué, ce dernier semblait disposer d'une bonne raison de mettre fin à ce conciliabule familial. D'un mouvement de la tête, il l'invita alors à continuer.

— Le Consul... le Consul a avancé la séance, annonça-t-il après avoir repris son souffle. Il nous faut partir dès à présent.

— Hmpf, soupira-t-il, mécontent. Très bien, occupe-toi des préparatifs. Je te rejoins.

Effectuant une courte révérence, son garde s'exécuta docilement et disparut aussi vite qu'il était apparu. Se retrouvant en la seule compagnie de son fils, Inuth lui ébouriffa les cheveux, dans un rare geste de tendresse.

— Bon, je suis désolé, mais ce n'est pas aujourd'hui que tu apprendras la signification de cette histoire. Tâche néanmoins de t'en souvenir. A mon retour, on poursuivra cette conversation.

— Oui, Père.

— Très bien. File retrouver ton frère et, cette fois, ne l'embête pas trop, d'accord ?

— Promis !

Sans plus attendre, Santo sauta de son siège et se rua vers les escaliers, lui tirant un sourire admiratif. Cette énergie qu'il avait ! Il lui rappelait le garçon qu'il était à son âge, impétueux et des rêves plein la tête. Hélas, la politique et la guerre étaient passés par là, le privant de cette légèreté qui avait un jour été la sienne. Capturant son reflet dans le miroir, il ne vit qu'un quarantenaire usé, et non plus le mage surdoué de son enfance. Quel gâchis ! De profondes cernes et une crinière de zèbre terminaient de flétrir cette image d'un homme désabusé. Mêmes ses yeux avaient tourné au gris, eux qui pétillaient autrefois d'un bleu éclatant. Cela, en revanche, il n'en ignorait pas la raison...

Keitan ayant refait surface, il se décida à quitter à son tour ce grand salon. Traversant le couloir qui le séparait de l'entrée, il aperçut son carrosse par la porte entrouverte, ainsi que la douzaine de soldats qui se massait autour. Sans cérémonial, il y prit place, songeant à cette réunion qui l'attendait concernant l'Han'Kou, ce fléau qui empoisonnait son existence et celle de sa famille depuis de trop longues années maintenant. Si seulement ils pouvaient trouver la solution pour se débarrasser de ces terroristes...

Santo Karian à Hélinna (T1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant