1 - L'éclat de vie [Partie 1]

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Dans une effervescence d'activités et de rires, le vingt-huit juillet pointa le bout de son nez. C'était la veille de l'anniversaire de Velriade et son oncle, devenu son père adoptif, comptait le mettre à profit pour récupérer son éclat de vie. Il était en effet de coutume, dans la communauté des magiciens, d'offrir un pendentif aux treize ans d'un individu. Celui-ci, appelé éclat de vie, n'avait pas n'importe quelle provenance. Il fallait le chercher chez la Pythie du Mont des Sens, une montagne située au nord-ouest de Paridroo, la capitale de Principès. Ce collier symbolisait l'essence même de l'existence de son porteur. Les treize ans représentaient l'entrée dans le monde magique. A partir de cet âge, l'enfant pouvait intégrer l'école de magie, Hélinna, dans laquelle il apprendrait à devenir un véritable maître des arcanes. Surtout, c'était à ce moment que le flux magique se débloquait, libéré de l'entrave qui atténuait les capacités magiques afin de protéger le corps en formation.

Aux alentours de cinq heures du matin, Térik se réveilla donc. La maison était calme, les enfants ne se réveilleraient pas avant au moins le neuvième coup de campanile, ce qui lui octroierait tout le temps de s'éclipser. Ce déplacement, il l'avait accompli la dernière fois pour sa fille, Tara, un peu moins de six ans auparavant. Velriade n'était alors qu'une très jeune enfant.

Avant de se remémorer ce drame, survenu deux ans auparavant, qui l'avait amené à prendre en charge sa nièce, le père de famille se leva, fit une rapide toilette et quitta sa demeure. Il se dirigea ensuite vers les écuries et harnacha son cheval, un bel étalon noir. L'horloge qui trônait sur le clocher de l'édifice principal du village indiquait cinq heures et vingt-trois minutes. Il était dans les temps. Il avait jusqu'à treize heures pour rejoindre le Mont des Sens. Pour ce faire, il devait contourner la capitale et éviter les diverses embûches qui pourraient jalonner son parcours. C'est pourquoi il avait décidé d'emprunter une route peu connue des voyageurs, car inconfortable. Etant seul, il n'escomptait pas qu'elle lui pose de problèmes majeurs.

Comme espéré, il ne connut aucune difficulté pour rejoindre son sentier délaissé et disposait encore d'une avance convenable sur son horaire. Plutôt que de la gaspiller à flâner, il conserva son allure. Qui sait, peut-être pourrait-il dénicher un présent un peu plus personnel à sa nouvelle fille ?

En chemin, hormis de fréquentes patrouilles, il ne rencontra qu'une poignée de paysans à la mine sombre tandis qu'il longeait leurs exploitations. Depuis la Grande Guerre - comme aimait à l'appeler le Consul Avade - les récoltes n'avaient jamais été mirobolantes. Seuls quelques fermiers épars parvenaient à peu près à survivre. Les autres se voyaient souvent obligés de vendre leurs lopins de terre en remboursement des emprunts qu'ils avaient contractés auprès de riches seigneurs et hommes de commerce. La plupart du temps, une fois leur parcelle cédée, ces métayers jadis propriétaires revenaient labourer ce même sol en échange de quelques cièces et d'une pitance nécessaire, quoique insuffisante. Il était en effet difficile de sortir de son état dans le Consulat. Térik avait bien essayé d'aider ces bougres, mais n'avait réussi qu'à s'en liguer une partie. Fiers, ils acceptaient souvent mal l'aide d'un bourgeois, qui plus est s'il était mage. Ils avaient l'impression que, tôt ou tard, elle leur coûterait le centuple.

Ainsi filèrent deux heures. Une fois Paridroo largement évitée et la Léràn - la rivière découpant cette même capitale d'est en ouest - traversée, il n'eut plus qu'à suivre une route plus rapide vers le Mont des Sens. Impressionnante orpheline des montagnes en bordure de Principès, cette vaste colline surplombait les environs et les couvait d'une ombre perpétuelle. Elle se laissait admirer des riches notables de la capitale comme des plus modestes cultivateurs des faubourgs de Léràna. Surtout, son altitude vertigineuse aussi bien que singulière dans ce panorama de prairies et forêts juvéniles impressionnait quiconque s'en approchait et pouvait légitimement intimider. Heureusement pour lui, Térik chevauchait un étalon très endurant, pour qui gravir la pente menant au village du pic ne s'avéra être qu'une formalité. Il ne put toutefois l'emmener plus en avant avec lui et dut poursuivre à pied. Un cheval, si puissant fût-il, n'aurait pu gravir les amas de roche cuivrés qui jonchaient le sol s'élevant jusqu'à la demeure de l'Augure.

Laissant son destrier au bon soin d'une étable du village, il commença à escalader l'imposante butte. La Pythie se révélant un personnage symbolique et entouré de mystères, il ne fallait pas qu'elle puisse être assaillie par de trop nombreux visiteurs. Il apparaissait, en outre, plus judicieux de la rapprocher des cieux, lesquels abritaient, selon une part non négligeable des croyants, les informations qu'elle transmettait. En ces temps troublés, cependant, les gens préféraient s'enfermer chez eux plutôt que de rendre visite à une espèce de devin prophétisant et, sûrement, charlatan. D'autant plus que les sentiers n'étaient pas exempts de dangers et que la priorité revenait au labeur, dans l'espoir d'améliorer un quotidien bien grisonnant.

Une bonne heure et demie durant, il ne fit que grimper, jusqu'à enfin déboucher sur le Fourneau du Destin, la maison troglodytique d'où la Pythie entrevoyait l'avenir de ses congénères et où son artisan donnait naissance à l'éclat de vie. Le sanctuaire était construit à même la roche dans une grotte qui scindait la montagne en deux. Elle offrait une escale au grimpeur fou qui aurait eu pour dessein de se hisser à son sommet, mais cela faisait belle lurette que personne ne s'était essayé à pareille ascension.

L'exposition plein sud et l'implantation dans une caverne obligeait le temple à être éclairé nuit et jour par de stupéfiantes lanternes. Loin d'entraver la splendeur naturelle des lieux, celles-ci la renforçaient d'un soupçon de magie, en venant décorer la façade des cinq éléments. Le feu au centre était ainsi de sa couleur originelle, mais un autre azur, en référence à l'eau, illuminait l'extrême gauche de l'édifice. A sa droite, un foyer alternant de vert et de marron symbolisait la terre et sa verdure. La foudre, sur l'autre versant de l'entrée, vrillait de rose, de bleu et de jaune. Enfin, le plus saisissant et impressionnant demeurait le candélabre caractérisant l'éther. A l'extrême droite, le sanctuaire était parfaitement éclairé et ce, malgré l'absence de flammes distinctes. Seul un voile presque imperceptible se balançait au rythme du vent. Térik se souvint avoir entendu qu'à une certaine période, ce côté avait cessé d'être illuminé par manque de magiciens maîtrisant l'air sur le Continent.

Abstraction faite de ces extraordinaires candélabres, la structure était également ornementée d'indicibles statues censées représenter les anciennes divinités sur qui s'appuyait la Pythie pour tirer l'avenir des mortels. Malgré l'oubli dans lequel elles étaient tombées, celles-ci conservaient un pouvoir mystérieux s'agissant de la destinée humaine. Fort logiquement, cela intéressait l'Augure. Enfin, une porte gravée de somptueuses autant qu'indéchiffrables runes, elles aussi antiques, attendait d'être franchie, présentant un heurtoir aux visiteurs avides de se faire connaître.

Son souffle repris, le magicien s'en alla cogner à la porte et attendit que quelqu'un vienne lui ouvrir. Ce fut un domestique qui l'accueillit. Ce dernier le pria d'enlever ses chausses, puis de le suivre tandis qu'il le menait à un bureau où un comptable le délesta d'une coquette somme, ceci en échange de sa prédiction et de l'éclat de vie désiré. Une fois cette démarche accomplie, il fut conduit dans une salle d'attente.

A l'instar du reste, l'endroit était magnifique. Les murs étaient recouverts de gravure et peintures symbolisant le travail du Prédicateur, ainsi que son lien avec les dieux. Quelques destins de grands hommes s'y étaient également glissés, complétant cette toile déjà fort riche. Une fresque à la jointure entre la cloison de pierre et le plafond décrivait la danse que pratiquaient parfois des femmes lors de la séance divinatoire. Ce n'était toutefois pas tout, puisqu'une élégante fontaine de marbre blanc agrémentait aussi le centre de la pièce et émettait un flot tranquillisant de clapotis. Une douzaine de confortables fauteuils étaient placés de manière concentrique autour de celle-ci, prêts à recevoir une cohorte de visiteurs qui se limitait, en ce jour, à sa seule seigneurie. Un délicat parfum de rose circulait dans l'air, si bien qu'en fermant les yeux, cette odeur accompagnée du doux ruissellement de l'eau le fit voleter jusqu'à une clairière où reposait une rivière en sommeil. Seul l'agréable et fin chant d'un oiseau dans un arbre manquait pour parfaire ce bucolique tableau intérieur.

Il patienta, là, une demi-heure durant laquelle on ne manqua pas de lui servir un rapide repas agrémenté d'un thé. Une jeune demoiselle vint ensuite le chercher pour l'emmener voir la Pythie. Elle lui ouvrit l'accès, mais ne l'accompagna pas, le laissant seul au moment de s'engouffrer dans la salle obscure.

Une fois la porte refermée, néanmoins, un brasero installé sur le mur à mi-hauteur tout autour de la pièce circulaire s'illumina de flammes bleu foncé. La noirceur totale céda légèrement face à un éclairage qui ne faisait qu'accentuer la nébulosité. Cela ne dérouta pas l'oncle de Velriade, lequel se souvenait que la rencontre avec la servante des dieux faisait toujours l'objet d'un spectacle particulier.

Santo Karian à Hélinna (T1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant