Écrit dans le cadre du concours littéraire Critère organisé par le cégep Garneau à Québec, concourscritere.ca
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Il pleut aujourd'hui.
La brume est dense, les bâtiments sont à peine visibles à travers le rideau de pluie. Il fait froid, il fait froid d'un froid humide qui traverse le corps et qui semble toucher l'esprit. Je suis habitué à parcourir ces trottoirs solitaires, mais, aujourd'hui, mon errance m'a paru plus pénible. J'ai hâte d'arriver au refuge.
Tout ce que j'ai, c'est moi-même et rien d'autre. Cependant, au cours des années, j'ai quand même découvert un certain nombre de refuges. Je les garde précieusement, chacun de ces endroits sûrs a leur utilité. Il y a le banc de parc devant lequel, tôt le matin, quelques curieuses créatures s'enfuient de je ne sais quoi pour aller je ne sais où; il y a le petit lac artificiel autour duquel de gentilles dames lancent du pain à mes amis les oiseaux et moi; et, finalement, il y a l'abribus vers lequel je me dirige.
Il est un peu trop tôt pour aller à ce dernier refuge. La première fois que j'y avais mis la patte, c'était en plein jour. L'endroit m'avait semblé bien tranquille, mais rapidement un bruit strident s'était élevé de la grosse bâtisse rouge située de l'autre côté du grand terrain vert. L'édifice s'était vidé de ses fourmis et certaines d'entre elles m'avaient rejoint. Un groupe d'animaux bruyants à la figure abîmée m'avait alors trouvé et chassé de mon abri à coups de pied. Cela me prit quelque temps avant de m'y risquer de nouveau. J'ai compris assez vite que le bruit assourdissant qui avait libéré ces êtres de l'établissement était récurrent et se déclenche environ dans les mêmes temps chaque jour.
La cloche a déjà sonné depuis un moment, mais j'attends normalement un moment avant de me diriger vers l'abribus. Je me déplace habituellement des ruelles vers ce refuge en observant le soleil se coucher sur le terrain maintenant désert séparant l'édifice rouge de la boîte de plastique. Je sais qu'aujourd'hui il me sera impossible de profiter de ce spectacle, et le bâtiment semble bien terne à travers les cordes d'eau qui ne cessent de tomber du ciel.
Je ralentis mon pas. À cause de la pluie ramollissant mes sens, je n'ai pas senti qu'un autre être se trouve près de mon refuge. La rue avait pourtant été déserte jusqu'alors. Je peux maintenant discerner une figure solitaire à quelques pas devant moi. Alors que tous les vivants se sont dépêchés de trouver un abri sec et chaud, une jeune créature se tient devant mon vieux refuge. Elle ne bouge pas. Ses vêtements sont détrempés et son visage est tourné vers le ciel. Ses yeux sont fermés, on aurait pu la confondre avec une statue. Moi qui avais si hâte de trouver un abri, je trouve bien particulier son comportement. Comment peut-elle se laisser ainsi à la merci des éléments? Peut-être s'était-elle perdue dans ses pensées et peut-être s'était-elle figée comme prise dans un songe juste avant de rentrer dans la cage de plastique? Non, elle n'était pas tournée vers l'entrée... Cette méditation semblait plutôt volontaire.
Le massage des gouttelettes sur ses paupières cause un sourire à s'étaler sur ses lèvres, mais je ne compte pas rester figé si près de mon abri. Je ne peux pas empêcher une impatience de grandir dans mon être et finis par laisser un soupir s'échapper. Contrairement à elle, je n'ai personne pour s'occuper de moi si je tombe malade. Mon corps est ma seule possession, je dois en prendre soin. Je continue donc ma marche vers le refuge et mon front vient s'appuyer naturellement sur sa jambe. Le doux impact m'arrête, mais elle ne bouge toujours pas, sûrement distraite par le martèlement de la pluie. Je pousse donc un peu plus fort : toujours pas de réaction. Je laisse sortir un petit gémissement alors que je me laisse tomber de l'avant, transférant mon poids sur sa jambe. Un courant électrique semble parcourir la totalité de son corps et la drôle de créature se réveille finalement avec un soubresaut. Ses yeux s'écarquillent par réflexe, rapidement refermé par la pluie qui vient frapper directement l'iris. Ses paupières papillonnent avant que son regard se fixe finalement sur moi. Elle ne bouge toujours pas et continue de me regarder, une expression béate sur le visage. Mes jambes finissent par céder et je m'écrase à ses pieds. Je remonte la tête pour lui jeter un coup d'œil sévère.
« Tu voulais entrer? Excuse-moi! »
Elle se tasse soudainement, enfin revenue à la vie. Ma tête frôle le trottoir froid lorsque son pied se retire, mais j'ai le temps de réagir et d'empêcher mon crâne de se fracasser sur le sol. Il faut dire que l'eau a alourdi mon corps de tel que j'ai l'impression qu'un manteau de plomb a été laissé tomber sur moi. La créature s'accroupit et penche la tête pour attraper mon regard. Je me relève doucement. À me regarder ainsi, sa tête dépasse du refuge et les grosses gouttes de pluie qui s'étaient accumulées sur le rebord de l'abribus viennent s'écraser sur son cou nu. Elle ne frissonne même pas à leur contact, comme si elle était devenue immunisée à leur froideur.
« Pauvre chien... Tu me sembles bien seul. »
Elle se relève à son tour et s'écarte en glissant sa main sur sa nuque, songeuse. Je laisse mes pas me guider sans trop réfléchir sous le banc solitaire de la cabine et me laisse tomber, le museau au sol entre mes deux pattes. La journée avait été longue et je partageais maintenant mon refuge préféré avec un de ses animaux violents qui avaient l'habitude de me chasser de ce même endroit. Pourtant, elle ne semble m'accorder aucune attention, perdue dans son propre univers. Je la regarde, curieux, alors qu'elle replace d'un mouvement mécanique une mèche de cheveux mouillée derrière son oreille. La pointe de la mèche chatouille son cou et un petit frisson la parcourt enfin. Son regard reprend alors sa course, enfin libéré du vide où il s'était plongé et finit par se poser sur le sac qu'elle porte en bandoulière.
« Merde! »
Sa main fouille frénétiquement le sac et sort un carnet détrempé. La créature peste et insulte la pluie. Je plisse le museau, confus. C'est à croire qu'elle se soucie plus de ce carnet que de son propre corps...
Elle lisse les pages du cahier contre sa cuisse qui est pourtant tout aussi mouillée. Les pages gondolées renferment des taches d'encre qui se sont mêlées à la pluie. Défaite après quelques tentatives pour sauver le papier, elle se laisse tomber sur le banc près de moi. Je pousse un second soupir en synchronisme avec le sien. Ses mains retournent fouiller le sac et finissent par attraper un cylindre bleu poudre. D'un coup sec contre la roulette de métal brillant, elle active le mécanisme du petit objet qui libère une flamme brillante. J'avais déjà rencontré du feu auparavant. Les gens en gris se rassemblent souvent autour de celui-ci. C'est quelque chose qui est source de chaleur, mais il ne faut jamais s'en approcher trop. C'est aussi une force imprévisible. Enfin, je n'en avais jamais vu d'aussi petit et surtout d'aussi portatif. Ma nouvelle colocataire était bien courageuse d'en transporter avec elle.
Je finis par remarquer que le feu n'était pas la seule chose à avoir quitté son sac. Avec lui, elle avait aussi tiré de la sacoche un bâton gris à la bande jaune qu'elle serre maintenant bien entre ses doigts. Elle approche le bout de ce dernier près de la flamme et je me redresse sur mes pattes avant. Elle va se brûler les doigts! Simultanément, elle apporte l'autre côté du bâtonnet à sa bouche et y dépose les lèvres au même moment que le feu lèche la seconde extrémité. Une vive lumière rougeâtre se dessine où la flamme s'était déposée alors que la poitrine de la jeune créature se soulève. Elle laisse ensuite échapper un soupir de contentement et fait disparaître la flamme entre ses doigts. Le cercle rouge au bout du bâton perd de sa vivacité, mais ne cesse tout de même pas de gruger celui qui le nourrit.
La fumée vient chatouiller mes narines et mon corps est traversé par une vague de dégoût. Quelle odeur horrible! Dire qu'elle a traversé ses poumons! Je regarde avec des yeux effarés la pauvre créature qui s'inflige une telle torture. Il ne faut surtout pas respecter son corps pour volontairement consumer une telle chose! Avec chaque bouffée qu'elle prend, le bâton semble se gruger à la même vitesse que ma vision qui se brouille tranquillement. Je gémis alors que le vertige me gagne.
« Oh mince! Excuse-moi, tu dois être plus sensible que moi, n'est-ce pas? Je sais, je devrais arrêter... Je la finis rapidement, tiens bon l'ami. »
Et le bâton rapetisse encore.
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Bienveillance [Un recueil]
Short StoryUn recueil de bouteilles jetées à la mer. • Bienveillance [en quatre parties] - Soumis au concours Critère du Cégep Garneau • Attendre • Dimanche - Écrit dans le cadre de « APPEL À TOUS COVID-19 - En isolement », La Presse