Bienveillance [2/4]

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Écrit dans le cadre du concours littéraire Critère organisé par le cégep Garneau à Québec, concourscritere.ca

Partie 2/4, tous droits réservés.

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Je suis réveillé par le bruit rythmé de bottes lourdes qui viennent frapper le sol sec. Je lève la tête pour la forme. À cette heure-ci, alors que le soleil perce à peine l'horizon, peu de gens viennent s'attarder près de l'abribus. Le pas pressé s'approche et je distingue enfin les formes de celui ou celle qui s'approche. Il s'agit d'une figure inhabituelle. Aussi tôt le matin, je ne suis dérangé que par des coureurs vêtus d'habits aux couleurs vives ou par des gens en gris qui ne semblent jamais dormir. En revanche, la figure que j'observe ne se classe dans aucune de ces catégories. Elle est bien en train de courir, mais elle ne respecte pas le code vestimentaire en plus de n'avoir pas trop l'air habituée au pas rapide qu'elle semble s'infliger.

« Salut, l'ami. »

C'est la même créature, celle qui aime tant la pluie et la fumée. Elle me semble pourtant assez différente cette fois-ci, maintenant que je peux l'observer de près de nouveau. Elle est essoufflée par sa récente course, mais il ne s'agit pas que de ça. Elle ne semble pas seulement fatiguée par l'effort physique, mais aussi... endormie de l'intérieur. Ses yeux ne pétillent pas de la même satisfaction qu'un coureur, et même le regard de ceux effrayés de manquer leur autobus a plus de vivacité que celui de celle que j'ai devant moi. Ses yeux, assis dans leurs trous assombris de cercles violets, ont un aspect vitreux. Même sa peau m'apparait plus pâle, ce qui fait ressortir ces poches sombres.

Ses mains tremblent de fatigue et je vois clairement que la jeune créature fait son possible pour calmer sa respiration affolée par sa course. J'aurais aimé justifier sa misère par un manque de force physique, mais sa fatigue reste tout de même une des plus grandes que j'ai pu observer jusqu'ici. Ses mains pendent mollement au bout de leur membre et se balancent sans contrôle avec chaque sursaut de la poitrine du pauvre animal épuisé. L'avait-on chassé? Non, son regard ne démontre aucun signe de panique ou d'effroi. Alors qu'est-ce qui avait déclenché sa course?

Je sursaute alors que le premier autobus de la journée s'arrête devant mon abri.

« À plus! »

La jeune créature saute dans le véhicule, comme poussée par un sursaut d'énergie.

Les jours suivants ont ensuite été assez similaires. La jeune créature arrive chaque matin juste avant le premier autobus, parfois en courant, parfois d'un pas traînant. Rapidement, elle commence à apporter des friandises pour moi, ce qui me fait bondir sur mes pattes dès que son odeur, maintenant familière, se présente à mes narines. Avec ce nouveau réveil aux aurores, je n'ai pas tardé à sentir la fatigue se faufiler dans mes muscles et je me suis un jour endormi dans les ruelles que j'avais l'habitude de fouiller en fin de journée. J'ai pris à ce moment-là la décision de combattre la joie qui me serre maintenant le cœur à chaque visite pour m'attarder un peu plus à l'état de ma partenaire matinale.

Aujourd'hui, donc, j'attends déjà, bien assis, l'arrivée de ma bienfaitrice. Je ne bouge pas et je regarde attentivement, sans relâcher ma garde, le coin de rue où elle apparait chaque matin. Enfin, elle se pointe. J'ai amplement le temps de l'observer, bien plus que si je m'étais seulement fié à mon odorat. Le vent n'a pas encore porté sa trace à mon nez. Je ne la quitte pas des yeux : son pas est lent et j'ai l'impression qu'elle tire derrière elle tout le poids du monde. Ses pieds trainent et lavent le pavé comme si elle portait des bracelets de fer aux chevilles. Ses cheveux sont sales et ramenés en un petit chignon de mèches emmêlées et son visage est encore plus dépravé qu'auparavant. Les cercles sous ses yeux, maintenant bien noirs, sont si gros et si profonds que je me demande s'ils pourront disparaître un jour. Même ses joues ont perdu leur vitalité et semblent s'être creusées. La petite trace de lumière qui l'habitait il y a quelques jours avait définitivement disparu.

Pourtant, en approchant mon refuge, le petit animal exténué se réanime. Son train devient plus ardent et un sourire se force sur ses lèvres pâles et sèches. Ses yeux se couvrent d'une pellicule de larmes qui reflète la lumière et qui donne l'illusion d'un éclat. Je comprends soudainement pourquoi j'avais été dupe : elle revêt chaque matin un vrai masque en s'approchant. Mon expression s'assombrit et ma queue ne ressent plus la moindre envie de s'agiter.

Ma mine sombre semble faire hésiter la jeune créature dans l'embrasure de l'abri.

« Tout va bien...? »

Je réfléchis un instant, puis je me lève. Je marche doucement vers elle et dépose la patte sur son pied. Elle hausse un sourcil, confuse.

« Allo...? »

Je secoue la tête. Je ne cherche pas à la saluer. J'enlève ma patte, puis la dépose encore sur son pied, cette fois un peu plus fort.

« Pourquoi tu me... pointes? »

Un épais sentiment de fierté se répand à travers mon être. Maintenant qu'elle a compris mon message, je peux passer à la partie suivante. Je me détourne d'elle et je retourne me coucher sous mon banc. Elle cligne des yeux, abasourdie, et finit par me suivre.

« Tu veux que j'te suive? »

En prononçant ces paroles confuses, elle s'assit sur le banc, mais je secoue de nouveau la tête. Je la dépose entre mes pattes et pousse un long soupir. Je lui jette ensuite un regard sur le côté afin de m'assurer que son regard me suit toujours, puis ferme les yeux. Je les ouvre de nouveau, mais le message ne semble pas l'atteindre. Je relève la tête, agacé, puis recommence mon manège.

« Tu veux... que je me couche? »

Sa réponse a été hésitante, mais c'était bien celle que je cherchais. Je me lève d'un coup, la faisant sursauter et laisse aller ma queue comme un fou. Son rire cristallin résonne dans la cabine alors qu'elle fouille son sac.

« Alors tu voulais que j'me couche? Depuis quand t'es aussi intelligent? P't'être même plus que moi! Je t'assure, dès que ce projet finit, je vais dormir et je vais rattraper mon sommeil. »

Je doute instantanément de ses paroles, mais mon scepticisme ne m'empêche pas de réclamer la délicieuse bouchée qu'elle me tend en récompense. L'autobus pointe finalement son nez, ce qui force la créature à se lever. Ses jambes manquent de céder sous son poids et je me dis que la fatigue a déjà volé bien des choses. Pourtant, la jeune bipède ne sembla pas s'en inquiéter, ce qui ne me rassura aucunement.

Bienveillance [Un recueil]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant