Lola

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La première fois que c'est arrivé, je devais avoir 8 ou 9 ans, mes vacances, je les passais chez ma grand-mère qui vivait en région parisienne dans un petit village de l'Oise. Les étendues d'herbe jaunie par la chaleur jouxtaient les abords de la maison familiale, une vieille bâtisse datant des années 30. L'été était pour moi synonyme de vacances doucereuses avec mon frère où nous nous amusions à courir dans les champs abandonnés par ses agriculteurs. Je me souviens nettement de ces chardons brûlés qui me piquaient les bras lorsque je me cachais, de la terre sèche et rugueuse qui raclaient mes genoux, ou encore du plaisir que je ressentais lorsque la brise estivale glissait sur mes joues rougies par ma course frénétique. Ces souvenirs à la fois enfantin et joyeux se mêlent confusément en moi avec des moments plus tristes, plus douloureux. C'est notamment cet été là que je me suis mis à faire des cauchemars. L'origine de cette tourmente provenait du chien des voisins, un bichon maltais blanchâtre au doux nom de Lola, et aujourd'hui encore, je peux dire que j'ai une peur bleue de ces bêtes là. L'animal, de taille ridicule à mes yeux d'adulte, était pourtant à cette époque une menace pour l'enfant que j'étais. Tous les matins, de 5 heures à 6 heures du matin, le bichon se mettait à hurler comme un loup affamé, me tirant violemment de mes rêves merveilleux. La bave au menton, l'animal gueulait littéralement à la mort, perçant mes oreilles de ses cris stridents et accentuant mes maux de tête quotidiens, dont je ne saurais expliquer l'origine. Les hurlements se répétaient inlassablement jour après jour, m'empêchant de dormir pleinement et créant en moi une sensation désagréable d'angoisse permanente et un questionnement presque insoluble : Le chien allait aboyer plus tôt ou plus tard aujourd'hui ? Allait-il gratter à la fenêtre de ses maîtres en faisant claquer inexorablement le battant cassé dont le bruit infernal réveillait les chiens du quartier ? Les jappements aigus du caniche me rendaient fou. L'obsession pour la bête fut alors une réalité et les envies de violence s'intensifièrent. Elles commencèrent par ce geste futile - que presque tous les enfants réalisent sans véritable conséquence - de ramasser un cailloux dans le jardin et de le jeter sur l'animal avec une force inouïe. La petite pierre aux bords anguleux atteignit le derrière de Lola dans un bruit mat et alors qu'elle partait couiner dans les jupons de sa maitresse, j'ai ressenti un sentiment de jouissance et de puissance. Mon raisonnement d'enfant prit quelques libertés avec la notion de bien et de mal et je me rappelle avoir pensé : "elle peut se taire quand on la frappe". Alors, j'organisais des plans fantasques pour me débarrasser du chien. Tous les étés, je m'imaginais les tours sordides que je jouais à la bête dans l'espoir qu'elle disparaisse à jamais. C'est à l'âge de douze ans que je suis passé à l'acte.

Ce matin là, il faisait plus chaud que d'habitude, je me réveille en sueur vers 4 heures du matin, transpercé par un mal de tête atroce. Je descends dans la cuisine en essayant futilement d'être silencieux mais les marches en bois craquent sous mes pas. J'allume la lumière, ouvre le robinet et me sers un verre d'eau en avalant un doliprane. Mon cerveau est une sorte de marmite en ébullition et les yeux me brûlent, mon corps est effervescent, je me sens défaillir lorsque Lola se met à aboyer furieusement sur la terrasse. Une rage noire me prend au corps, c'est l'animal la cause de ce mal être, c'est lui qui provoque mes démons intérieurs, il faut s'en débarrasser. Je pense d'abord à empoisonner l'animal, je fouille alors dans les produits ménagers de ma grand-mère lorsque mon regard tombe sur l'alcool à brûler. Ne sert-il pas à faire brûler ? Pensais-je sottement. Alors, je m'empare de la bouteille, je trouve quelques allumettes et me voilà parti comme un aventurier, la sacoche pleine d'armes de fortune. Je traverse discrètement le jardin couvert de rosée matinale, mouille mes chaussons au passage et me plante devant la terrasse des voisins. Lola ne peut s'empêcher de courir dans ma direction - reflexe stupide - et vint planter ses pattes sur le grillage en jappant comme une furie. Sans hésitation, je lance une première giclée sur l'animal qui ne comprend pas ce qui lui arrive et continue d'aboyer de plus belle, montre ses crocs et me fixe de ses yeux fous. Je craque alors une allumette, petite flamme grésillante dans la nuit sombre, et la jette sur Lola. Le feu prend immédiatement sur le dos de l'animal et les flammes se répandent sur son corps comme du sirop d'érable. Les poils frisés s'embrasent comme des brindilles, noircissent et se recroquevillent sur eux-mêmes, jusqu'à disparaître. La bête devient une torche vivante, elle se met à tournoyer sur elle-même de manière ridicule, essayant d'échapper à la voracité des flammes qui ravagent son petit corps de caniche. Les aboiements deviennent des jappements de douleur, les yeux fous des regards qui implorent, mais il n'y a rien à pardonner. Sans comprendre pourquoi, elle vient s'effondrer devant moi, les yeux larmoyants. Peut-être espérait-elle un geste de secours ? Un changement d'avis brusque qui m'aurait fait comprendre que cet acte était intolérable ? J'aurais pu partir à ce moment là, tourner les talons et faire comme si, mais au lieu de cela, j'ai simplement lancé une deuxième giclée. C'est par ce geste-là, j'en suis convaincu aujourd'hui, que j'aurais pu changer le monstre que je suis devenu. 

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