Chance

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Il descendit les marches de l'escalier et s'attarda longuement sur la pièce principale dont l'ambiance générale dégageait une sensation de solitude intense. Il n'y avait pas grand-chose de valeur dans cette minuscule pièce où se bousculaient fauteuils, commodes et malles de toutes sortes. La seule source de chaleur et de lumière provenait d'un misérable feu dans la cheminée. Autour d'une vieille table en bois, ses parents mangeaient silencieusement. Il observa la mine renfrognée de sa sœur qui tripotait des restes avec sa fourchette. Son père se tourna vers lui, sa moustache noirâtre lui donnait un air encore plus sévère qu'il ne l'était déjà. Il se leva brusquement et fit crisser la chaise sur le sol dans un vacarme assourdissant. Une fois à sa hauteur, il lui retourna une gifle magistrale qui lui arracha un petit cri.

- Ta mère t'a appelé plusieurs fois ! La prochaine fois tu seras à l'heure !

Son père poussa un grognement féroce et s'empara du tisonnier au bord de la cheminée. Il se dirigea vers lui, l'arme levée au-dessus de son épaule, prêt à lui abattre sur la tête mais sa mère l'en empêcha. Elle le repoussa et se mit devant lui en guise de protection. Son père serra plus fort le tisonnier et la frappa violemment au visage. Le sang éclaboussa le visage d'Uriel dans un jet net et précis. Hors de lui, les yeux exorbités, son père ne cessait d'assener des coups dans le crâne de sa mère jusqu'à-ce qu'il ne reste plus rien. Lorsque son visage ne fut qu'un amas de chair rougeâtre et gluant, il retourna vers lui, fou furieux :

- Tout ça c'est de ta faute ! Tu n'es qu'un sale monstre ! Une erreur de la nature !

Il le frappa d'un coup de poing en pleine poitrine qui le fit tomber par terre. Les poumons en feu, Uriel continua de prier en son for intérieur, il était toujours entendu.

Dans la cheminée, le feu prit soudain une intensité étrange. Les flammes se mirent à glisser sur la paille comme de l'eau et se dirigèrent vers son père. Et tandis qu'elles lui léchaient les jambes, son corps s'embrassa brusquement. Dans des hurlements abominables, la torche humaine se mit à gesticuler comme un pantin ridicule. Le feu dévorait sa chair comme un monstre affamé ne laissant derrière lui qu'une trainée de sang luisant. Lorsque les flammes eurent enfin fini leur festin, le corps de son père s'écroula lamentablement sur le sol dans un dernier tressaillement.

L'air devenait irrespirable si bien que l'enfant en eut mal au crâne. Au bord de la nausée, il chercha des yeux sa sœur dans ce brouillard épais mais ne vit rien d'autre que des flammes avides de destruction. Le feu continuait de ronger les murs de la bâtisse alors qu'il avait eu de l'aide. Tout devait se terminer à présent. À contre cœur, il sortit de la maison et se mit à courir dans la neige. En pyjama, il s'agenouilla sur le sol glacé et se mit à prier. L'Eternel entendrait son appel, il avait foi en lui et n'avait jamais été abandonné. Uriel pria durant des heures et des heures, et une fois que la maison fut réduite en cendres, il cessa enfin de prier.

15 ans plus tard...

Mahidaël jeta le cahier noir sur la table sous le regard interrogateur d'Uriel. Le vieil homme était assis dans un fauteuil majestueux style Louis XVI très prétentieux. À ses côtés se trouvait deux immenses bibliothèques et objets de grand luxe qu'il avait acquis grâce à sa fonction de marchand et de voleur. Le bureau auquel il était accoudé était en acajou, bois très prisé à Zébulkiah, tandis que le sol était recouvert d'un tapis Pakistan fait main. Tout dans cette pièce dégageait l'orgueil si bien qu'Uriel en eut mal à la tête.

- Qu'est-ce que ça signifie ?

- Ce que ça signifie ? ...hmm...que la liste vient de s'agrandir.

Uriel s'empara du cahier et le feuilleta lentement. Des dizaines de pages étaient recouvertes de noms, de lieux...Il n'était pas sûr de comprendre. Mahidaël se mit à rire :

- Écoute-moi bien mon garçon, un don comme le tien ça s'entretient ! Tu recevras l'argent une fois le travail accompli.

- Je veux des garanties. La moitié des noms contre les informations dont j'ai besoin, le reste à la fin.

- Des informations avant d'l'argent ?! Comme tu veux. Mais attention, personne ne doit savoir que tu travailles pour moi. Je veux que tu changes de nom, que tu ne laisses aucune trace derrière-toi. Je ne veux pas qu'on relie ces meurtres à moi. C'est capital. Est-ce clair ?

- Très.

- Bien mon garçon, avec ta « chance » légendaire, tu devrais avoir fini ce soir ! Et il se mit à glousser dans son fauteuil sous le regard exaspéré d'Uriel.

Il se retrouva dans les rues bondées de Zébulkiah et aperçut sa nouvelle victime. Le contrat était clair, aucune trace ne devait remonter jusqu'à son employeur. Il embrassa sa croix et relut la fiche qu'il avait rédigée le matin même. La victime était un homme influent de la cité, un conseiller même du roi Venkeï. Il était tombé sur un « gros morceau » car l'homme en question possédait un passé plutôt douteux : trafic d'enfants, détournement de fond, vols de haut niveau. L'homme avait accès à de nombreuses informations illégales lui permettant de participer à la déportation des Héleiréides sur la Sphère Morte. Cette crapule allait donc enfin disparaître par la grâce de Dieu. Il pista son gibier jusqu'à la rue principale de Zébulkiah. Cette grande avenue était parcourue de boutiques de luxe de toutes sortes. Il savait que l'homme était bouffi d'orgueil, il ne s'attendrait pas à ce qu'on lui tombe dessus en plein jour. Il le suivit jusqu'au port où de nombreux étals de marchand avaient posés leurs cargaisons, sucre, poivre, bois luxueux...Bélial était entouré de notables de la ville à qui il prodiguait de bons conseils marchands. Il était d'une élégance incomparable et son regard méprisant en disait long sur sa venue ici, l'homme n'était pas habitué à se confondre avec le petit peuple. L'odeur nauséabonde du port l'obligea à sortir un mouchoir de sa poche. Il le plaqua contre son nez et se mit à rire d'un air moqueur. Uriel retira ses gants et se mit à prier religieusement. Et alors qu'il s'employait à recevoir la lumière divine, le regard de Bélial croisa brusquement le sien. Des chuchotements se mirent à résonner dans sa tête, perturbant ses prières. Il secoua la tête comme pour les balayer mais il n'y avait rien à faire, les murmures s'amplifiaient à chaque instant. La peur au ventre, Uriel se détourna de sa proie et tituba sur le côté, la tête entre les mains. Les voix continuaient de lui susurrer des paroles de mort, il avait l'impression de devenir fou. Des mains l'empoignèrent violemment le sortant de sa torpeur et il reconnecta à la réalité.

- Veuillez nous suivre sans résistance. Votre nom ?

La voix glaciale du soldat le paralysa sur place. Ils avaient du mal à réaliser que tout était désormais terminé. Jamais il ne finirait cette liste. Jamais il ne pourrait absoudre ses péchés. Il serait condamné au châtiment de Lecabel pour tous les crimes qu'il avait commis. Hébété, il se tourna vers l'endroit où se trouvait Bélial quelques minutes plus tôt mais ne le vit pas. Agacé, le garde répéta sa demande. Il déglutit péniblement et ajouta :

- Chance. Mon nom est Chance. 

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