7 juin 1944, seize heures

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La route était très longue. Je ne faisait pas attention lorsque je marchais. Rien à gauche, ou rien à droite, ça m'importait peu. Pas du tout, même. Je n'avais qu'une idée en tête et si je devais me faire attraper sur la route, c'était tant pis. Au moins, tout s'arrêterait. J'avais traversé le village, seul, le fusil sur l'épaule droite, et je ne m'inquiétait pas. Ma destination occupait toutes mes pensées, je ne prenais pas de temps pour regarder autour de moi. Sans m'en rendre compte, j'étais sorti du village plus vite que j'y étais rentré le matin-même.

Mais alors que je croyais être seul, je me suis persuadé moi-même que j'étais suivi. J'avais la certitude d'avoir entendu quelque chose derrière moi. Alors, sans hésitations, je me suis retourné : c'était pile ou face. Et j'avais raison. C'était Hans qui m'avait tout de même suivi, malgré le fait que je lui avait imposé de rester avec les autres.

- Tu ne m'a pas écouté. Pourquoi ? demandais-je.

- C'est trop dangereux de rester avec eux. Pour toi, et pour moi. Je ne pourrais pas garder le secret, il est beaucoup trop lourd ! Je ne veux pas continuer à mentir comme ça au point de risquer ma vie.

- Et ils ne t'ont pas retenu ?

- Non, répondit-il. Je crois qu'il n'en ont pas grand-chose à faire de moi. Ils m'ont laissé partir, sans rien dire.

- Ils ne m'ont pas retenu, moi non plus.

Hans et moi marchions côte à côte. Il avait revêtu sur lui une grande veste que nous lui avions remise le premier soir, à son arrivée au camp. Les manches étaient retroussées, car l'habit était beaucoup trop grand pour sa petite taille. Il l'avait laissée ouverte ; il faut dire que ce jour-là, il faisait encore plus chaud que le précédent. En revanche, il n'avait pas de bottes comme nous, seulement des patins. Quand je l'ai vu les enfiler, je m'étais promis à moi-même de lui trouver une meilleure paire, plus chaude, quitte à devoir déchausser un cadavre, et ce même si ça ne lui plairait pas.

Voilà alors, qu'après un moment de silence assez imposant, lui et moi entamions une discussion, en chuchotant. C'est lui qui avait commencé à parler, et c'est de sa maison dont on discutait. Il me raconta que c'était une petite ferme dans laquelle il habitait depuis qu'il était encore un bébé. Il y vivait avec sa sœur et sa mère. Comme moi, mais il ne le savait pas. Pas encore. Il me racontait tout, comme si nous étions amis depuis des années et que nous nous étions perdus de vue, puis retrouvés par hasard, dans le rayon légumes d'une épicerie. C'était incroyable le nombre de mots qu'il débitait en une minute. Sans cesse, je lui faisait signe de parler moins fort, mais tant il était euphorique, il oubliait cette règle et montait le ton quelque secondes plus tard, comme si nous étions seuls. J'avoue que quelque fois, il m'arrivait de décrocher le fil de son histoire, de ne plus l'écouter, et de ne penser à rien. J'avançais vite, sans m'en apercevoir. C'est lorsque je me retournais et que je me rendais compte de tout le chemin accompli que je pensais : « est ce que nous avançons vraiment aussi vite ? ». C'était ma détermination qui m'emportait. Tant que je n'avais pas la preuve sous les yeux, je n'acceptais rien.

Le temps était toujours aussi pesant. Avancer dans une chaleur aussi suffocante paraissait impossible, mais nous n'avions pas le choix. Du moins, moi je n'avais pas le choix. Hans, lui, il l'avait. Mais il avait préféré me suivre. Et même si, tout d'abord, je n'avais pas accepté qu'il le fasse, j'étais rassuré de ne pas être seul, et qu'il ait décidé de venir. Même si au fond, je suis persuadé qu'il a fait ça pour lui et pas pour moi, ça me convenait.

Sur le chemin, il y avait beaucoup de boue, peut-être qu'il avait plu les jours précédents, ou peut-être que le terrain était marécageux, je ne savais pas. Mais en tout cas, nos pieds s'enfonçaient dans le sol à chaque nouveau pas vers le nord. Hans avait déjà fini de me raconter ses histoires, et je ne m'étais même pas rendu compte qu'il s'était tu. Il avait dû cesser de parler parce qu'il s'était rendu compte que je ne faisait pas vraiment attention à ce qu'il disait. Je reconnais que ce n'est pas très juste. Nous étions seuls, et lui encore plus, puis ce qu'il n'était même pas avec ses propres camarades. Il devait avoir besoin de parler, de se confier, et pouvoir discuter avec quelqu'un. Mais il était le seul à interagir dans cette conversation. Il avançait à côté de moi, et il respirait relativement fort, sans doute était-il essoufflé. Quelques gouttes de sueur coulaient depuis son front jusqu'au coin de ses lèvres, et il retirait ces mêmes gouttes d'un simple coup de langue lorsqu'elles commençaient à lui chatouiller la bouche. Quand je le voyais faire ce geste, je grimaçait intérieurement. Ça me répugnait un peu, à vrai dire. Et puis au bout de la dixième fois, je n'y faisait même plus attention.

Belle est l'auroreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant