I - Le Bar De Mon Ex Beau-Père

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C'était un soir d'octobre.

Le froid commençait doucement à se faire sentir, comme la pointe d'un couteau qui vous picoterait les flancs et dont l'acier glacial ferait remonter en vous un frisson. Un de ces frissons qui vous font trembler les côtelettes.

Le bar se remplissait au fur et à mesure que croissait le nombre de jeunes cons ivres morts partis se vider derrière les arbustes de la rue, pour le plus grand plaisir des agents de la municipalité. J'en était à ma deuxième pinte de SAS, une excellente bière blonde belge (et encore meilleure lorsqu'elle était à 4 euros et servie par ce bon JP).

Aucun relou n'avait encore foulé le sol du bar pour le moment, je pouvais donc à loisir évoquer le cinéma d'Audiard et les fesses des passantes avec le patron, qui était particulièrement en forme, sans risquer d'être troublé. Entre deux quintes de toux et une Marlboro toutes les demi-heures, il faut dire que l'on se maintenait à un bon petit rythme de croisière qui nous menait gentiment vers la pneumonie ou, mieux, le cancer du poumon. Mais nous n'eûmes pas le temps de nous lamenter, puisque ce bon Aurélien alias le Roi du Rail venait de faire son apparition, sous nos acclamations. Tout de jean vêtu, ce grand maigre au sourire de plomb affichait une quarantaine rieuse et décontractée qui était le moteur même de notre camaraderie. Qui plus est, sa coke était excellente.

En parlant de coke, JP eut tout juste le temps de servir le nouveau venu que celui-ci était déjà parti au "coin VIP" pour préparer des poutres à faire peur à un chaudronnier. Real Gone de Tom Waits tournait sur le poste, derrière le bar. Ça allait être une bonne soirée...

Cinq pintes et un baby de Big Peat plus tard (oui, j'avais été payé la veille), nous arborions tous un rictus de joie qui aurait pu passer pour un sourire si seulement nos lèvres n'étaient pas si engourdies. Paulo du Vers Luisant était passé remettre une couche de salpêtre dans le coin VIP, autant vous dire que l'euphorie était plus que totale. Le nez plâtré, j'étais content de voir arriver les copains et les copines, de faire de gros bisous à toutes ces vraies femmes qui nourrissaient en moi des pensées libidineuses, et j'étais même content de me faire lourdement draguer par l'une d'entre elles. Femme libérée et certifiée* malgré ses 1,90m et son visage taillé à la serpe, Sandra portait un long manteau de cuir noir par dessus un top en résille sous lequel pointaient deux tétons énormes. Ses jambes interminables me faisaient de l'œil par dessous de petits collants troués qui auraient été parfaits pour pêcher l'ablette. Pour compléter ce drôle de tableau, elle était chaussée de cuissardes de cuir verni et arborait une perruque noire. Un drôle d'engin, mi-pute mi-cyborg**. Du bout de son faux-ongle orange, elle caressait le bout de mon nez, engourdi lui aussi. Je me laissais faire, même si le glaive vengeur de ma patience n'allait pas tarder à tomber, je le savais.

*Oui, je dis "certifiée" car nous croyions au départ que ce fut un travesti. Donc, dans le doute, notre Jean-Pierre national avait cru bon de tâter l'entrejambe de cet individu, façon Crocodile Dundee.

**Que ces pauvres femmes me pardonnent d'avoir utilisé ce vilain mot !

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Autant que je contextualise d'entrée pour que vous compreniez bien : à l'époque, je sortais depuis un moment avec Jeanne, qui était la fille de JP depuis toujours. Notre amour du single malt et de la bringue jusqu'à pas d'heure nous avait rapproché, lui et moi, au point que lorsque je m'engueulais avec sa fille (c'est-à-dire une fois tous les quatre matins), je fonçais le retrouver dans son bar, au milieu de sa cour des miracles. Mon affection pour son père et mon penchant pour l'alcool avaient eu raison de la patience de ma douce, tant et si bien qu'elle préférait s'acoquiner avec mon voisin et ami d'enfance. Le sachant, je n'aurais éprouvé aucun scrupule à coucher avec Sandra, mais hors de question de donner suite à ses avances en la présence de mon beau-père. J'adorais cet homme, et il était inconcevable pour moi de le décevoir. D'un autre côté, ça ne me dérangeait pas de lui ramener de temps en temps mes copines officieuses en les lui présentant comme mes amies. Putain, mais quel escroc, quand j'y pense !

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" Tu veux bien me laisser ton numéro ? me supplia-t-elle après s'être faite dégager du comptoir par JP, visiblement pressé de passer en mode after.

-Bien sûr ! Zéro-six-zéro-six...

-Oh, la Zouille, tu comptes planter dehors ?!" intervint ce dernier, visiblement TRÈS pressé de passer en mode after.

J'eus à peine le temps de finir d'épeler mon prénom pour qu'elle finisse de l'enregistrer dans son répertoire que je me retrouvais déjà poussé à l'intérieur par notre Saint-Patron à tous, mon beau-père, joint au bec, avec sa chevelure d'argent ramenée en queue de cheval et sa tête de sosie de Nino Ferrer. Il baissa le rideau de fer derrière moi, puis entreprit d'encaisser tout le monde avant de lancer les festivités, et surtout l'open-bar. Les clopes s'allumaient en rafale, les joints circulaient et les traces prenaient forme sur les boitiers de CD-ROM tandis que la tireuse observait un repos bien mérité. Repos qui, toutefois, fut de courte durée, puisqu'une fois que nous eûmes réglé, les pintes de bière coulèrent à flots. J'alternais les sucettes à cancer, l'alcool et les poutres à un rythme régulier, en riant comme un tordu des bons mots des uns et des autres, refaisant le monde et m'émerveillant des anecdotes croustillantes de Fred, qui me narrait le monde de la nuit dans les années 80 avec une pointe de nostalgie dans la voix et, peut-être même, une larme à l'œil. Je me régalais de ces histoires de truands à la Jo Pesci, de types coulés dans le béton et de magouilles entre gitans.

J'étais parti pour rester jusqu'à 5 ou 6 heures du matin. Peut-être même plus selon la quantité et la qualité du produit à notre portée.

C'était le Bar de la Lune, mon lieu de prédilection. Trois à quatre jours par semaine, chaque semaine de chaque mois, chaque année, pendant près de quatre ans.

J'aime mes copains, ma mobylette et le métal (surtout !)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant