IV - Thierry

32 0 0
                                    

Thierry était le parfait sosie d'Oncle Fétide dans la Famille Addams.

Il riait en toussant, refusait d'investir dans un "putain de téléphone" et dissimulait son crâne parfaitement chauve sous une casquette de golfeur. Les Addams rencontraient les Peaky Blinders.

Ami de longue date de JP, ce maçon de formation était connu dans les années 80 pour tomber les videurs du Bikini. Lui ordonnant de laisser son cuir au vestiaire, celui-ci leur proposait un marché : un tête à tête sur le toit de la salle. Si il perdait, il laissait son cuir (avec toute sa vie dedans) au vestiaire. Si il gagnait, il n'aurait plus besoin de s'arrêter avant d'avoir atteint le bar. Une arcade et un nez pété plus tard, le videur redescendait, réceptionné par ses collègues qui l'emmenaient directement se faire soigner, suivi par Thierry, engoncé dans son cuir noir, qui filait aussitôt s'excuser auprès de ses potes de s'être fait attendre aussi longtemps.

Il avait été héroïnomane. En ce temps, sa pudeur lui dictait de rester discret quant à sa consommation, aussi dissimulait-il les traces de fix sous son cuir. Rechute après rechute, il avait décidé de se sevrer à l'ancienne. Il s'était enfermé dans sa chambre, dans laquelle il n'avait laissé que le lit, et ordonné à ses parents de ne lui ouvrir sous aucun prétexte. Les deux semaines suivantes, passées à ressentir les effets du manque, furent terribles. Il hurlait à la mort, bavait, se faisait dessus et se tapait la tête contre les murs. Tordu de douleur, il ne dormait que très peu, à même le sol, le lit ayant fini en charpie lors d'un accès de rage. Mais il en était sorti.

Malgré ses cernes de charbon et son teint de cadavre, il avait ironiquement réussi à se faire embaucher comme videur de boîte de nuit, puis comme serveur dans un café en centre-ville.

C'était Toulouse à l'orée des années 90. La rue Saint-Rome était l'équivalent du Sentier parisien, et l'on parlait beaucoup de filles disparues dans les cabines d'essayage des magasins de vêtements. Volatilisées, hop, plus aucune trace. Peut-être enlevées puis vendues dans un sombre bordel au Maroc, comme le disaient les flics, pas plus préoccupés que ça...

Mais cette légende urbaine s'oublierait vite, car l'affaire Alègre allait souffler un vent de terreur d'un genre niveau sur la ville rose. Je ne vais pas refaire l'histoire, mais dites vous que peu après la publication de la lettre du tueur, certains individus haut placés furent inquiétés. Des notables, des magistrats, des avocats, des politiciens. Tous présumés coupables de proxénétisme, viols en réunion, de tortures et même de meurtres au cours de parties fines dans de sombres châteaux de la région. Le maire de l'époque, Dominique Baudis, était le premier cité.

Tout cela ne sembla pas trop étonner les fêtards Toulousains, tous plus ou moins au courant du pendant borderline de leur maire bien-aimé, à commencer par Thierry. Celui-ci, fort en gueule comme peuvent l'être les gens street, ne manqua pas de donner son avis au comptoir du café dans lequel il travaillait, accréditant à qui mieux mieux la version de Patrice Alègre.

Un jour, un certain adjoint à la préfecture (et ami du maire) vint boire son café, comme tous les matins. Thierry le lui servit avec un grand sourire, et s'en fit couler un en suivant. Le temps d'essuyer un verre ou deux et il se tourna vers son premier client de la matinée pour le boire en discutant le coup. Il était bizarrement amer, ce café...

200 ml de LSD. Deux mois en cellule capitonnée. À partir en live, à tripper, à voir des ombres, des morts, des gens autour de lui. Partout. Enculé d'adjoint.

Quand il est sorti de l'hôpital, il pesait 130 kilos et arrivait tout juste à parler. Remis sur pied, il était revenu à son poids de forme, fumait comme une Renault 12 en panne, toussait en permanence, avait des cernes encore plus noires et avait perdu tous ses cheveux*.

*D'où la ressemblance avec Oncle Fétide.

La légende dit qu'on lui aurait proposé de racheter la tête du fameux adjoint, fut un temps. Il ne m'en a jamais parlé. J'espère que cet enfoiré a eu ce qu'il méritait.

En tout cas, malgré sa vie de ouf, Thierry avait toujours le sourire. Je l'admirais. Il n'avait pas son pareil pour me raconter des conneries ou me chanter ce genre de chanson que j'affectionne tant :

L'autre jour, l'idée m'est venue
Crénom de Dieu, d'enculer un pendu
Le vent soufflait sur la potence
V'là mon pendu qui se balance
J'ai jamais pu l'enculer qu'en sautant
Crénom de Dieu on est jamais content

Pour ceux qui me connaissent, imaginez quelle joie ce fût pour moi de rencontrer ce mec qui, lorsqu'il s'escannait sur un joint, gueulait des trucs du style "Par le pouvoir du crâne ancestral ! Donnez moi la force des dieux !".

Je ne l'ai malheureusement toujours pas revu. Le bar a fermé depuis notre dernière soirée ensemble, et c'était mon seul lien avec lui. Mais je me suis toujours promis de chercher son numéro dans l'annuaire...une fois qu'il aurait investi dans un putain de téléphone !

J'aime mes copains, ma mobylette et le métal (surtout !)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant