III - Fred

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Fred était le patron du Café Bazacle.

Il avait environ soixante ans, lorsque je l'ai rencontré. Né à Paris, élevé au milieu de ses oncles gitans et de leurs caravanes, il avait travaillé dans les lieux de fêtes et les restaurants les plus huppés du coin : l'Oeil, le Pied à L'Isle-Jourdain, le Télégramme et enfin l'Ubu, au sein duquel on lui avait confié la gestion du fameux Petit bar. On y croisait bien sûr JP, mais aussi, pêle-mêle, Bohringer, Alain Bashung, ce connard de Nougaro, qui était infect lorsqu'il était bourré, Ticky Holgado, Gérard Lanvin et Mylène Farmer*, accompagnée de ses quatre gorilles.

*Le jour de la venue de cette dernière, Maître Jean-Pierre avait même cru bon de lui adresser un "Eh, Mylène, mi-coton !" qui fit éclater de rire toute l'assistance.

Fred a eu une vie en forme de film de Scorsese. Il avait eu des voitures de sport, des costumes Ermenegildo Zegna et les plus belles femmes à son bras. Désormais, il vivotait péniblement entre son resto qui prenait l'eau, ses factures impayées et son appartement à Saint-Cyprien. Il recevait peu de messages, ses amis étaient tous tombés dans la même galère que lui, ou en prison pour les plus malchanceux. Il gardait tout de même d'excellentes relations avec sa fille Lola. La seule personne qui partageait sa vie était Socrate, son chat vieillissant, qui semblait aussi blasé que lui. Blasé, oui, mais pas moins drôle, car Frédéric Margot était un bon. Quand je le voyais arriver devant le bar avec sa Xantia vert bouteille qu'il avait acheté à ses cousins de Ginestous, je savais que j'allais passer une bonne soirée. Il ouvrait la portière, sortait en se cognant à l'encadrement, jurait, râlait, puis dissimulait son calibre 38 sous le siège conducteur en le repoussant discrètement du bout du pied.

Après un quart d'heure passé à taper la bise à tout le bar (le rituel de tous les habitués, en quelque sorte), il buvait généralement une de ces bières dans lesquelles il y'a à boire et à manger. Elles avaient la particularité d'afficher aux alentours de 10° et de le faire tanguer instantanément. Alors, il nous racontait ses déboires avec son propriétaire, qu'il avait sommé de respecter le délai d'expropriation sans quoi il tartinerait les murs de son appart' avec sa propre merde. Déboires encore, il était souvent question des huissiers, auxquels il ne prenait même plus la peine d'ouvrir sa porte puisqu'il avait tout bonnement retiré la serrure. Les huissiers entraient, accompagnés des flics, et trouvaient sur l'unique table* de l'appartement un énorme joint d'herbe, prêt à être roulé, accompagné d'un petit mot : "Fumez ça en m'attendant !"

*Retenez bien que lorsque vous avez les huissiers aux fesses, ceux-ci ne peuvent pas tout saisir chez vous. Vous avez le droit de garder une table, deux chaises et votre lit. TOUT le reste peut constituer un bien à revendre dans le but de rembourser vos créanciers. Le théorème de Fred Margot consistait à planquer toutes les éventuelles saisies chez le voisin, moyennant une bouteille de champagne.

Un jour, quelque chose clochait. Fred était arrivé à pieds au Bar de la Lune. Il avait l'air énervé. Tout le monde ne parlait que de son cas depuis plusieurs semaines sans jamais aborder le sujet, comme si évoquer sa dernière connerie en date allait porter la maffre à tout le bar. Les gens parlaient de lui, l'air de rien, en sous-entendant que celle-là était plus gratinée que les autres. Quelques semaines plus tôt, il s'était fait lever chez lui en slip, à 7 heures du matin, par une équipe de la BAC. Arrivé à la Kommandantur, on lui reprochât d'avoir défoncé la vitrine d'une bijouterie avec sa Xantia et d'avoir dérobé pour 25 000 euros de bijoux, quelques mois plus tôt. Il était sorti blanchi en expliquant sa combine aux flics : voilà dix ans qu'il achetait des voitures aux gitans à des prix dérisoires. Celles-ci lui étaient livrées roulantes, mais sans carte grise ni assurance, évidemment. En cas de contrôle, Môssieur Margot considérait qu'il paierait moins en faisant embarquer sa voiture à la casse qu'en payant une assurance, pensez-vous, lui à qui il n'arrivait jamais rien. La Xantia avait tout bonnement servi de voiture-bélier avant qu'il ne l'achète. Bien sûr, elle avait été immobilisée et enregistrée comme pièce à conviction, et le calibre 38 était resté sous le siège. Figurez-vous que ce grand génie n'a rien trouvé de mieux à faire que d'aller le récupérer, de nuit, à la fourrière qui servait de dépôt à la volaille !

Lola Margot était une brave fille. Elle avait à peu près mon âge. Bûcheuse, elle avait surmonté la séparation de ses parents en se réfugiant dans les études. Elle brillait par son esprit critique autant que par sa gentillesse. Peut-être même un peu trop. Un jour, en cours, un autre collégien lui avait envoyé une boulette de papier. Un mot était griffonné à l'intérieur, suggérant de lui faire une gâterie dans les toilettes pendant la pause. Le prof avait intercepté le message et avait ordonné le renvoi de ce jeune con. La tenant pour responsable, il lui était tombé dessus avec deux connasses de son acabit. Ils l'ont tabassée. Le lendemain, la gamine était assise à l'arrière de la Xantia, le visage tuméfié. À côté d'elle, un énorme cane corso, celui de son cousin Cédric, qui fumait une clope du côté passager.

"C'est lui ?" demanda son père en désignant un jeune rebeu qui sortait du collège, capuche enfoncée sur la tête, les deux mains dans les poches de son survêt'.

Reconnaissant le blason sur la veste de celui-ci, Lola avait hoché la tête en signe d'acquiescement. Et là, la machine s'était mise en route. Cédric sortit en jetant sa cigarette dans le caniveau, fit le tour de la voiture et ouvrit au chien, qui bondit hors de l'habitacle. Tous deux filèrent le jeune homme tandis que la Xantia roulait à sa hauteur. Après quelques mètres, elle le dépassa, puis ralentit et s'engouffra brusquement sur le trottoir de droite, en plein passage. Crissement de pneus, écarquillement d'yeux chez le rebeu qui ne savait plus où camper. Une main l'agrippa par la capuche et le précipita contre l'aile de la Xantia. Son nez s'écrasa contre le métal froid et saigna instantanément. La portière du conducteur claqua. Une Air Max lancée à pleine vitesse vint le cueillir sous les côtes. Une nuée de coups s'abattit sur lui et son crâne vint heurter l'aile de la voiture à plusieurs reprises. Lorsqu'il rouvrit ses yeux de fouine, il se trouva nez à nez avec le molosse grognant et écumant de bave. Fred l'attrapa par les cheveux et colla son visage en sang contre le béton.

"Lola Margot, tu connais ?

- Euh....oui euh, enfin....non !

- Si si, tu connais, et tu connais bien, même, enculé de babouin ! éructa Fred dont les petites dents pointues effrayaient encore plus le jeune con. Tu vois le chien, là ? Il a l'air méchant, hein ? Encore une embrouille, UN PROBLÈME et tu seras son dernier repas. C'est clair, petite merde ?!"

Lola put cheminer tranquillement jusqu'au brevet, qu'elle obtint avec brio, de même que son BAC ainsi qu'un master en sociologie. Elle fit la fierté de son père, lui qui n'avait obtenu qu'un BEP en magouilles et un DTS (Démerde-toi Tout Seul). Il était néanmoins très fier de son affaire dans le quartier Bazacle. Il m'arrivait souvent d'y aller pour boire un verre et rigoler avec lui et les autres affreux. Ça faisait une bonne entrée en matière avant de filer au bar. Bien souvent, il me faisait manger à l'œil, roulait des joints en cuisinant et m'engueulait si je ne reprenait pas une quatrième fois du vin blanc.

Finalement, Fred dut revendre son resto, poussé par son ex beau-frère qui avait déjà conclu la vente dans son dos. Sa part des gains servit à éponger les dettes contractées par le biais du commerce, mais ne lui suffit même pas à rembourser ses loyers impayés. Expulsé de chez lui, il se retrouva à vivre aux Arènes, chez son frère alcoolique qu'il détestait, Éric. Aux dernières nouvelles, il avait retrouvé du boulot dans un resto d'ouvriers, Le 16, sur l'Avenue des États-Unis. Socrate s'était échappé, passé les premiers jours de cohabitation, sans doute pour aller mourir à l'abri des regards, comme le font tous les chats. Alors Fred avait adopté une petite femelle qu'il avait trouvé devant la porte en rentrant du taf. Elle venait de donner naissance à sa première portée. Son frère refusa catégoriquement de garder tous ces petits chats et le somma d'aller les noyer dans le canal, ce à quoi Fred répondit par une énorme rouste. Ce genre d'exercice était commun chez les frères Margot. Un jour où Éric était devenu particulièrement exécrable car complètement rôti, je me rappelle que Fred l'avait sorti du bar à coups de casque.

Je l'ai revu quelques fois au cours de l'année 2018. Il était en forme, squattait chez Monsieur Hibou et son épouse, à la Faourette, et nourrissait le besoin de partir loin, sur un bateau. Larguer les amarres et naviguer, sans se soucier d'où il allait. Je ne l'ai pas revu depuis. J'espère qu'il ne s'est pas arrêté de voguer.

J'aime mes copains, ma mobylette et le métal (surtout !)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant