Il Était Une Fois Mon Cœur Palpitant

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Dans ses yeux, j'entrevoyais ce que je n'avais encore jamais pu voir en deux siècles d'existence.
Dans ses yeux, j'entrevoyais l'espoir.

L'espoir d'un sens à une longue et maudite errance. L'espoir d'une lumière au bout d'un néant sans couleur, l'espoir d'une autre saveur que celle du sang, l'espoir d'une renaissance.
Il était une fois mon cœur palpitant qui s'éteignit sous l'étreinte de la morsure éternelle... et qui, désormais, se remettait en marche, avec une énergie aussi profonde que scintillante. Je sentais la vie se propager au travers de mes vaisseaux jadis figés dans la boucle infernale de l'intemporalité, pas comme si je ressuscitais, non, mais comme si je naissais une seconde fois.

Il me faisait renaître.

Les jours qui suivirent furent des plus heureux qu'il ait jamais vécu de toute son existence. Félicité promit de le ramener chez lui, une fois qu'il aura été guéri de sa blessure dont elle avait pris le soin d'extraire le venin. Elle avait renoncé à faire de lui sa proie pour une raison qu'il ignorait, et la perspective de s'en retourner vers la strangulation monotone, après une période si tellement irréelle et libératrice, lui parut pire qu'une morsure de vampire.
Elle s'absentait toujours une fois le jour tombé et revenait à l'aube et lui apportait de la nourriture humaine mais aussi des vêtements qu'il reconnut comme siens.

- Ta femelle me semble parfaitement exécrable, en tout cas du peu que j'aie observé d'elle. Dit-elle un après-midi qu'elle était perchée sur la surface libre de l'énorme piano à queue qui prônait au milieu de sa gigantesque demeure circulaire qui ressemblaient plus à une galerie qu'à autre chose.

Vêtue d'un vaporeux tissus de velours carmin qui laissait entrevoir une bonne partie de ses jambes au galbe parfait, elle le faisait penser à une nymphe ou encore une déesse du vaudou.

- Il m'en a fallu de peu pour en faire mon dessert.

Nigel rit et se sentit un tantinet honteux que cette idée ne lui fasse ni chaud ni froid.

- Ce soir, cher ami, nous allons porter un toast ! S'exclama-t-elle soudainement et en un battement de cils elle disparut de son champ de vision pour réapparaître quelques secondes plus tard, munie de deux verres à pieds.

- Une coupe du sang de la vigne ou du fruit de la veine ? Surrura-t-elle sans se défaire de son éternel sourire de Sphinx.

Elle lui tendit la coupe qui contenait ce qui ressemblait fortement à du vin rouge et garda celle dont le liquide écarlate et poisseux ne laissait aucun doute sur sa nature.

- Et en quel honneur ? Demanda-t-il en s'attardant sur son breuvage, histoire de s'assurer qu'il s'agissait bien du sang de la vigne et non de l'inverse.

- À ton rétablissement, et au fait que j'aie pu surmonter, avec brio, mon envie de te saigner à blanc, ces trois jours derniers.

Nigel rougit imperceptiblement en pensant, pour sa part, à la nature de l'envie que lui a dû surmonter durant ce temps là. Il but rapidement le contenu son verre tandis que Félicité se délectait, goutte après goutte, du sien.

- Mmmmmh l'élixir de la vie...

Il dégageait de cette femme une telle dévotion sensuelle que l'espace d'un instant il eût envie de goûter à son breuvage. Il se resaisit et, pour distraire son attention, jeta un regard circulaire. La demeure de la vampire n'avait rien de commun à l'idée que l'on puisse s'y faire. La pièce était vaste et dépourvue de cloisons, le plafond était un dôme du style quelque peu gothique, tapissé d'un métal sombre et luisant qui couvrait toutes les surfaces et découpé, par endroits, par des colonnes ivoiriennes. Mis à part le piano et le sofa il y'avait pour tout autres meubles une magnifique charpente en bois massif où s'entassaient un nombre incalculable de bouquins, presque tous datant de l'autre siècle, des sculptures de chevaux ailés de part et d'autre d'une haute table à plateforme lisse - taillée dans la même pierrerie que celle devant le sofa - où trônait un gramophone et une panoplie de disques de vinyle. Il y'avait aussi certaines étagères couleurs vermeils qui abritaient toute sortes d'objets antiques et d'énormes fresques, pour la plupart abstraites, tapissaient les murs, toutes dominées par des teintes cramoisies, ainsi qu'un épais et moelleux tapis rubis qui partait de la baie vitrée pour atterir sur une trappe à l'autre bout de la pièce qui faisait office de cave devant sans doute abriter la «nourriture».
Le contraste du noir, du blanc et du rouge était d'une majestuosité digne d'un palais espagnol.

- Avant que ton cœur n'ait cessé de battre, quel était ton plus grand rêve ? Demanda-t-il soudain, comme pris d'une inspiration.

La jeune femme parut surprise par la question, elle sembla y réfléchir quelques instants, sirotant encore le contenu de sa coupe.

- Lorsque mon père m'expédia hors de la colonie, je me sentis d'abord soulagée et crus dans un premier temps qu'une perspective de vie calme, sans grand frisson, avec un mari, propriétaire et probablement bedonnant, une progéniture robuste et pas trop foncée de peau ainsi qu'un grand domaine d'habitat me comblerait parfaitement, mais au fil des mois, seule avec moi-même et gagnant quelque peu en maturité, je me rendais compte que là n'était pas ma place. À mesure que les préjugés me pesaient je réalisais que ces nègresses et nègres - tous mes frères et sœurs - qui luttaient pour le respect de leur humanité auraient dû représenter la seule famille et patrie à laquelle j'aurais dû prêter allégeance. Mais j'étais jeune, faible et lâche, alors je me réfugiais dans la religion des blancs comme pour m'absoudre du conformisme dans lequel je me noyais.
Ma vie humaine n'a pas été joyeuse et pleine de perspectives - il m'arrivait même de déplorer l'humour de ma mère qui m'affubla pareil prénom - et pour ainsi dire je n'avais pas de rêve, sinon le fait d'avoir assez de courage un jour pour affronter mes propres démons... Et puis, bien-sûr, l'immortalité s'en est finalement mêlé.
Et toi, tu as des rêves Nigel ?

- Petit, je rêvais de faire du cinéma, je me voyais faire mes propres cascades comme Bruce Lee ! Une fois au stade de l'adolescence, je développai une véritable passion pour les chevaux. Ayant passé l'été de mes seize ans dans un ranch appartenant au mari d'une cousine au second degré, je me découvris un don, comme une connexion avec cet animal. Je passais mes journées aux écuries à les nourrir, les brosser et même les soigner, et les après midi je partais au galop le long des champs et j'observais le couché du soleil au sommet d'une colline environnante. Ces instants furent les plus heureux de ma vie, j'envisageais même, après les études classiques, d'obtenir un prêt et m'acheter mon propre ranch... Au final ça été le plus grand rêve de ma vie.

- Et pourquoi ce rêve ne s'est-il pas réalisé ? Demanda-t-elle totalement absorbée.

- Parce que j'ai dû me marier.

Il lui raconta alors sa rencontre avec sa femme et le tournant qu'a dû prendre sa vie suite à celà.

- J'aurais vraiment dû en faire mon dessert. Fit-elle, les sourcils. froncés

- Et aujourd'hui, as-tu un rêve ?

- Je rêve de mourir.

Ensuite elle n'ajouta plus rien. Il commençait à faire nuit et Nigel ne voulait pas qu'elle parte, pas ce soir.

- Puis-je te demander une faveur Félicité ?

Elle lui fit un regard inquisiteur comme pour l'inciter à continuer.

- Peux-tu me jouer un morceau ?

Elle parut étonnée et eût un rire cristallin.

- Je n'ai encore jamais joué pour quelqu'un, dit-elle presque timidement. J'ai appris cet instrument vers les années cinquante du vingtième siècle et depuis je m'exerce seule.

- Si tu dois mourir demain, conformément à tes rêves, autant me faire l'immense honneur d'une prestation gente dame.

Elle prit place et Nigel vint la rejoindre ; c'était la première fois qu'ils se tenaient aussi proches l'un de l'autre et il sentit ses sens s'éveiller alors qu'un léger frisson parcourait son échine.

Les longs doigts de la jeune femme débutèrent, alors, une légère valse et il reconnut presqu'instantanément la mélodie. Les notes du River Flows in You s'échappaient fluidement de l'instrument à mesure qu'une sérénité longtemps recherchée gagnait son être. Là, auprès d'elle, il ne s'était jamais autant sentit à sa place et sut à cet instant qu'il venait de trouver l'Amour.

Plusieurs morceaux succedèrent alors que son âme planait au dessus des nuages, rythmée par la cadence complice des étoiles qui lui reflétaient plein les yeux.

Le silence se refit.

- Je ne veux pas que tu partes, fit-elle dans un souffle, les paupières closes.

Nigel lui effleura la joue d'une caresse.

- Je ne partirai pas.

Elle ne rouvrit pas les yeux alors que ses lèvres se posaient tendrement sur les siennes.

Il Était Une Fois Mon Cœur PalpitantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant