Une Mélodie Atrophiée

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Nigel se disait pour la énième fois qu'il aurait peut-être mieux valu rester chez lui, près de sa cheminée, à descendre une centième bouteille d'hydromel tout en faisant la sourde oreille aux sempiternelles remontrances qui s'échapperaient ça et là... Il aurait quand même pu se mettre un vieux disque de jazz comme il le faisait souvent, mais non, il avait préféré se lancer dans l'aventure d'une promenade solitaire par une mélancolique matinée d'hiver.

La chaleur d'un foyer étouffant et la froideur d'un cœur gelé avaient combinés la tiédeur d'une âme indifférente, apathique qui déambulait, déambulait et déambulait comme pour se convaincre d'une jadis existence désormais fanée, telle une tournesol en hiver.

La rue était déserte et le vieux clocher de l'église du village sonnait quelques coups qu'il aurait été incapable d'interpréter ; la dernière fois qu'il avait mis les pieds dans la demeure du Père devait remonter à son baptême, du peu qu'il s'en souvienne.

Son manteau sombre qui, malgré sa haute taille et sa carrure saillante, lui arrivait aux genoux, ne pouvait vraiment faire face au mistral et il sentit le froid lui mordre la chair en dépit de ses autres couches de vêtements. La neige tardait mais ce n'était qu'une question de temps avant que les premiers flocons ne baptisent cette terre nostalgique.

Il est difficile à concevoir qu'un homme comme lui puisse habiter un coin perdu de la sorte. À peine la trentaine et un teint d'amérindiens - quoiqu'un peu terni par plus d'une décennie dans le Nord - Nigel était de ces hommes ayant acquis la certitude d'être passer à côté de l'essentiel mais qui continuait plus pour le décor qu'autres choses. Ce n'est pas qu'il ait pu avoir des pensées suicidaires, idée qui ne l'avait d'ailleurs jamais effleuré, cependant dans sa tête il avait cessé d'exister le jour où il avait tout abandonné pour passer la bague au doigt de cette femme qui partageait son lit depuis douze longues années. Sa vie étant devenue cette portée infinie où les mêmes notes s'égrénaient dans une mélodie atrophiée qui s'échappait, par bribes évanescentes, d'un vieux disque à gramophone rayé par l'usure du temps.

Il ne ressentait aucune haine, ni même de la frustration, juste une immense apathie, qui le rendait à moitié endormi la plupart du temps, du sommeil de l'âme plus précisément.

Il avait eu dix-huit ans et avait cru tomber amoureux comme tant d'autres avant lui. À l'école, il avait toujours été ce garçon à l'aspect exotique que tout le monde admirait mais craignait un tantinet. Il était d'une beauté sauvage et d'un tempérament téméraire et volcanique, il venait d'une de ces innombrables îlots du continent Océanien et passait l'année scolaire chez des cousins canadiens avant de réembarquer pour sa petite merveille natale une fois l'été venue. Il avait été vivant... jusqu'à ce fameux matin là, où il croisa une belle jeune fille blonde dans les couloirs de son nouveau lycée. Lynn était belle à damner un cortège de dieux et elle en avait conscience, quoique la plupart du temps elle feignait l'innocence. Derrière cette perfection se cachait une âme froide et manipulatrice, mais ça il ne l'a compris que trop tard.

Au fil des journées de classes et des soirées de cinéma, les jeunes gens en vinrent à s'aimer et une frivole passion les consumèrent au tel point qu'à peine à dix-huit ans le jeune homme se retrouva avec la - aussi merveilleuse que terrible - nouvelle d'une paternité imminente.
Et bien-entendu les parents de la jeune femme étaient conservateurs si bien qu'il fut contraint de la marier à peine la nouvelle annoncée, néanmoins, il ne démordait pas de son bonheur naissant, bonheur qui, hélas, se fit avorter d'un coup de désillusion retentissant. Au bout de deux mois d'épousailles et d'expédition dans un village perdu - apparemment le lieu d'origine de la famille de la mariée -, la belle Lynn, éplorée, vint annoncer à son jeune époux qu'elle venait, suite à une chute involontaire, de perdre le tendre et juteux fruit de leur amour.
Fruit qui, bien-sûr, n'avait été que le fruit d'une imagination débordante et tordue, mais ça aussi il ne l'a compris que trop tard.

Avec du recul, il a fini par se rendre compte qu'il n'avait jamais aimé cette femme, les flammes d'une passion éphémère l'ayant rendu myope juste le temps qu'il a fallu à la belle pour lui passer la corde au cou, corde qu'il a bien sûr tenté de s'enlever en implorant sa femme durant leurs premières années pour qu'elle lui accordât le divorce, sans succès, puis il a fini par lâcher prise, se complaisant dans une strangulation monotone qui a fini par devenir familière. Ils n'ont jamais eu d'enfants - un diagnostique révéla que Lynn était stérile - et d'un côté il remerciait le ciel car il doutait qu'il aurait pu supporter une progéniture émanant de pareilles entrailles.

Il pourrait sembler étonnant que Nigel n'ait jamais pris de maîtresse, ce n'était pourtant pas les occasions qui manquaient mais la loyauté sans faille devant faire partie intégrante de son code génétique ou tout simplement que l'amour n'ait jamais frappée à sa porte à travers le sourire d'une femme.
Lynn était une mégère qui gardait encore sa beauté parfaite et son sourire manipulateur, seulement ces facteurs fondamentaux ne l'attegnaient plus, alors elle jouait la carte de la femme incomprise et délaissée par un mari qui devait voir ailleurs pour être capable de tant d'indifférence. Son foyer devenant dès lors le sérail des plaintes.

Voilà ce qui expliquait le fait qu'il puisse préférer se geler là dehors, sur la petite place hivernale de son village ô si pittoresque.
Un vol de pigeons voyageurs attira son attention, il les vit se poser sur un toît lointain et il décida de se diriger du côté de la petite église, dont quelques bribes de la messe dominicale lui parvenaient. La place se terminait par une allée bordée de sièges en fer forgé sous des lampadaires crasseux, et au bout de la ruelle, dans un carré d'herbes mortes, prônait un énorme cèdre rouge au tronc noueux qui faisait face à la vielle église. Le bruit de ces pas sur le pavé lui faisait une drôle de sensation pourtant familière ; c'était comme s'il était seul au monde. Un spectacle assez étrange finit par attirer son attention. Sur les marches de l'église, il lui sembla apercevoir une femme, portant une longue cape comme on n'en faisait plus depuis plus d'un siècle, dont la capuche masquait le visage. Elle semblait l'observer attentivement et d'un coup, la neige, qui tardait encore, se mit à échouer lentement autour de lui et sur les contours de son manteau, il fit un geste pour s'en débarrasser et remarqua que la femme avait disparu. Il fronça les sourcils et se frotta les paupières ; souffrait-il d'hallucinations maintenant ? Il en doutait... Un bruissement presqu'imperceptible du côté du cèdre flamboyant lui fit tourner la tête et du même coup il ressentit un souffle profond sur sa nuque. Il eût le temps de croiser un regard de braise avant qu'une douleur fulgurante à l'omoplate ne lui imposa un trou noir.

Il Était Une Fois Mon Cœur PalpitantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant