JOUR QUATRE

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31 décembre, 23h33,

Chère Anne,

Je suis dans l'appartement d'un de mes frères, R. , qui est parti faire la fête avec ses amis. Je suis couchée, je porte le cadeau qu'il m'a offert, un ensemble jogging/sweat pour homme, taille M, formidable, je n'aurais jamais songé à m'en acheter un.

Mon autre frère, H. , est en soirée avec sa copine et des amis à eux.

Dans quelque temps, j'irais dormir dans l'appartement d'H, qui est allé dormir chez sa copine pour me laisser son lit.

Pour l'instant, je reste ici car il y a internet. Et que c'est plus chaleureux. Il y a une guitare sur le lit, c'est un peu le bordel, j'aime bien, il y a de la vie. Chez l'autre, il n'y a pas internet, et pas grand chose d'ailleurs, mais il y a une boîte de thon, je me la réserve pour demain midi car il n'y a rien d'autre dans ses placards et que j'ai bien peur que les magasins soient fermés demain. Ça tombe bien j'adore le thon à l'huile d'olive. Et il me reste des pâtes d'hier.

Il faut que je me couche tard ce soir, car, n'ayant pas internet chez H. , si je me lève trop tôt je vais bien m'embêter dans cet appartement vide, en attendant que R. ne se réveille et que je puisse le rejoindre.

Il est 23h42, et je me pose plusieurs questions: Quand est-ce que je vais aller me coucher? Je n'ai pas envie de descendre maintenant et croiser des gens ensemble dans la rue. Et si je descends après minuit, j'ai peur de croiser des gens qui me souhaiteront une bonne année, ou qui ne me souhaiteront rien du tout et qui s'embrasseront, ensembles, heureux. Je vais aussi sûrement couper mon portable pour éviter que personne ne m'appelle, ou bien si, ma mère éméchée.

Je m'étais imaginée que ce soir, je prendrais la décision d'aller m'installer seule à un bar, prendre un verre de vin en ton souvenir, puis que j'allais rencontrer un beau garçon qui me ferait rire, et que je finirais la nuit sur ses lèvres.

Au lieu de ça, ce soir j'ai mangé 5 cookies et bu un litre de tisane de camomille. Et cela fait trois heures que je regarde 'friends', j'attendais avec impatience que Rachel soit enceinte de Ross et qu'elle le lui annonce. Et ça me fait pleurer. Parce que moi aussi je voulais un bébé.

D'ailleurs, fêtons l'évènement, ce 31 est plus réussi que celui de la dernière fois. L'année dernière, j'étais coincée dans un chalet, avec mon ex violent et sa soeur, et j'étais enceinte de lui, et je m'apprêtais à avorter pour la deuxième fois consécutive, la même année. La première fois, le père avait le double de mon âge et n'assumait pas la notre différence d'âge. D'ailleurs j'avais passé le nouvel an à bosser au refuge avec lui.

Ahahahahah!

C'est drôle, dit comme ça, certains pourraient imaginer que je viens d'un milieu difficile, et que je n'ai pas été loin dans les études. Ce qui n'est pas le cas.

C'est ce qu'un homme m'a fait remarqué, quand je lui ai dit que j'avais été en couple avec un homme violent, il ne comprenait pas qu'une fille aussi intelligente se soit retrouvée dans cette situation. Comme si les hommes qui font du chantage, battent et violent les femmes, ne sont réservés qu'à un certain type de population féminine, les filles bêbêtes qui n'auraient pas eu la chance de recevoir une éducation digne de ce nom. Les autres sont trop intelligentes pour tomber dans le panneau. Les filles de milieux défavorisés non. Les filles de milieu populaire, qui correspondent à tous les clichés de la fille qui finira malheureuse, et battue, ou dont la vie n'est pas reluisante, la fille qui n'a pas fait d'étude, ou très peu, la caissière ou agence d'entretien, la fille dont les parents font des fautes de français, celles qui tombent enceinte à 16 ans, celles qui n'articulent pas quand elles parlent, celles qui n'ont rien d'intelligent à dire et qui ferait mieux du coup de la fermer. Elles, ce n'est pas étonnant qu'elles meurent sous les coups, limite c'est bien fait pour elles, en tout cas ce n'est pas étonnant, et elles le méritent presque. Toutes ces choses moches et sales, c'est pour la couche moche et sale de la population. C'est évident.

Voilà, il est 23h50, bientôt une nouvelle année commence, en tout cas elle finit mieux qu'elle n'a commencé. Dans quelques jours j'ai 30 ans, âge que tu n'auras jamais atteint. Et ce soir, comme tous les soirs, je pense à toi Anne, et comme tous les soirs avant de dormir, je me remémore ton sourire.

23h57, Chère Anne,

Je n'arrive pas à mettre la main certains souvenirs de nous. Dans quelle banette est-ce que tu dormais sur le bateau ? Avec qui partageais-tu ta cabine? Et quand nous avons embarqué ensemble en août, est-ce que nous partagions la même cabine? Il me semblait que tu cachais les billets de banque du Monopoly dans la banette en dessous de la mienne mais je commence à avoir des doutes.

Anne, je commence à nous oublier.

Je commence aussi à être jalouse des objets que tu aurais touchés, des gens avec qui tu aurais parlé et qui n'étaient pas moi. Des gens dont tu aurais été proche aussi. je les déteste, ils ne peuvent pas me donner leurs moments partagés avec toi, et ce sont des moments de moins avec moi.

Anne, pourquoi avions-nous chanté en boucle cette chanson de Bernard Lavillier? Pourquoi n'avons-nous pas vu les choses arriver? Pourquoi la vie est-elle plus facile pour d'autres, et pourquoi nous sommes nous senties obligées de nous compliquer la vie comme ça?

Aller, partons sur une note plus joyeuse, j'entends les feux d'artifice dehors, les gens hurlent, il est minuit, joyeuse année.

00h10, je vais attendre un peu avant de sortir, il ne faut pas que j'oublie un rouleau de papier toilettes.

Il est 00:44, je suis dans l'appartement d'H. J'ai réussis à descendre dans la rue du bon côté du trottoir, je n'ai croisé personne, alors que sur le trottoir d'en face, les gens se lançaient des voeux.

Et toutes ces fenêtres de vie entrouvertes dans cette rue, sur des amis qui s'agitent, de la musique qui tourne la tête, et des cigarettes qui pointent le bout de leur nez, allumeuses.

L'odeur de cet appartement me rappelle un autre 31, quand j'avais 20 ans, et que nous rentrions avec mon premier amoureux, par le dernier métro. Je me souviens de ma robe, et de la peur qui m'étreignait parfois, quand je croyais déceler dans son regard un désir d'ailleurs. Ce qui n'était pas le cas, c'est moi qui avait des désirs d'ailleurs et qui suit partie quelques mois plus tard.

Et tandis que je suis allongée dans ce nouveau lit, mon doudou dans les bras, cette odeur me rappelle les siestes interminables dans cet appartement, sur ce canapé, tandis qu'à la télé le prince William s'apprêtait à convoler en justes noces, Michael Jackson était décédé deux ans plus tôt, et Jonnhy Hallyday était encore loin de sa tombe encore. Et quand, le jeudi soir, avec ses colocataires, au lieu de réviser pour nos partiels, nous essayions de prédire quel serait le candidat qui serait viré de top chef cette semaine.

J'avais oublié à quel point les fêtes font du tapage, heureusement que j'ai pensé à emmener mes bouchons d'oreille.

Sympas la déco ici, c'est tout vide, avec un drapeau de pirate accroché au mur.

1h, putain j'ai oublié le PQ.

Journal d'un rebondissementWhere stories live. Discover now