Je joue seul au billard au sous-sol pendant qu'au salon mon éducateur de transition sertson baratin à mes parents. S'il était moins envahissant, je trouverais presque la situationcomique.
Mon conseiller s'appelle Damon Manning. Ce type a connu l'incarcération dansl'établissement pénitentiaire pour mineurs, exactement comme moi. Son rôle est desurveiller ce que je fais et de superviser mes travaux d'intérêt général. C'est une sorte deflic pour moi tout seul !
Quelle galère ! Tout ce qu'écrira Damon sera directement transmis au juge qui suit mondossier, ainsi qu'au comité de réévaluation. J'ai intérêt à me tenir à carreau, mais c'estloin d'être dans la poche. Comment rester tranquille alors que je suis sans cesse à crandepuis mon retour ?
J'ai rencontré Damon juste avant de quitter l'E.P. C'est un molosse à la peau noire quin'est pas du genre à gober n'importe quoi.Au moment où, par accident, je réussis à faire disparaître la huitième balle, la tête demon père apparaît dans l'escalier.
-Caleb ! M. Manning t'attend !
En arrivant au salon, je regarde ma mère.
-Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? demande-t-elle nerveusement à Damon.
Elle n'a pas l'habitude de recevoir d'anciens taulards, baraqués et noirs, mais cela nel'empêche pas de tenir à merveille son rôle d'hôtesse accomplie.
-Non, merci. J'aimerais juste avoir une petite conversation avec votre fils. Ensuite, jevous laisserai tranquilles.
Alors que je m'assois dans l'un des fauteuils à coussins de soie, Damon se lève.
-Allons faire quelques pas, m'annonce-t-il sur un ton qui n'a rien d'une proposition.
-Comme vous voudrez, dis-je en haussant les épaules.
Damon a pris mon dossier avec lui. Il le garde sous le bras tandis que nous remontonsMasey Avenue vers le parc. Enfin, on se pose sur un banc dans l'aire de pique-nique.
-Comment ça va ? demande Damon en ouvrant son dossier, avant de sortir un crayonmine de sa poche.
-Très bien, dis-je, préférant mentir.
-Peux-tu être plus précis ?Dite par Damon, cette question est un ordre.
Tout ce qui sort de sa bouche est un ordreet cela ne fait que titiller mes nerfs.
-Sur quel point ?
-Parle-moi de ta famille. On dirait que la vie à la maison est plutôt sympa.
On dirait ?
-En réalité, ma mère est un robot, mon père est une poule mouillée et ma sœur unzombie. Je dirais que ça résume bien la situation.
Il referme son dossier avant de me regarder droit dans les yeux.
-Personne n'a jamais dit que ce serait simple.
-Ouais, ben personne ne m'avait dit que ce serait aussi dur, putain.
-Est-ce que tu as l'impression d'être plus grand à chaque fois que tu prononces un grosmot ?
-Oh ! lâchez-moi.
-C'est mon boulot, de te coller, Caleb. Mais je ne peux pas t'aider si tu ne partages rienavec moi.
-Je n'ai pas besoin de votre aide. Mes parents et ma sœur... ce sont eux qui ont le plusbesoin d'aide. Pourquoi est-ce que vous n'iriez pas vous occuper un peu d'eux, au lieu demoi ?
-Tu as été incarcéré pendant près d'une année. Donne-leur du temps. À t'entendre, ondirait qu'ils te doivent des excuses, alors que c'est le contraire. Qu'ont-ils fait de mal,hein ? Peut-être que tu devrais essayer de t'en prendre à toi-même, de temps à autre,Caleb. L'expérience pourrait t'ouvrir les yeux.
-C'est la vérité qui ouvre les yeux.
-Quoi ?
-Rien, laissez tomber.
Damon rouvre mon dossier. Cette paperasse doit probablement décrire tout ce qu'il y a àsavoir sur ma vie. Avant, pendant et après l'arrestation. Je me demande si le jour où j'aicampé chez Joe Sander est mentionné dans ces pages. Ou la fois où j'ai tabassé ce mec dulycée de Fremont parce qu'il avait charrié ma sœur au sujet de sa permanente. Avant, onme regardait avec respect, comme le rebelle cool. Maintenant, je suis un coupable. Pascool du tout.
Il me tend quelques feuilles de papier.
-Tu vis dans une petite ville, Caleb, où il n'y a pas beaucoup d'offres de boulotsd'intérêt collectif. Tu as indiqué que tu avais de l'expérience dans la construction etl'aménagement de l'habitat...
-L'été, je travaille sur des chantiers avec mon oncle.
-Très bien. Alors tu vas te rendre à la Boutique du Bricolage, lundi prochain après lescours. Sois à l'heure. Ils t'attribueront un chantier et déposeront sur place tout le matérielnécessaire. Une fois que tu auras terminé le boulot, n'oublie pas de faire signer ta feuillede mission. Compris ?
-Pas de problème.
-Il me reste encore quelques questions à te poser. Ensuite, tu n'auras plus à supporterma tête de vieille bête avant la semaine prochaine.
Il poursuit en me regardant dans les yeux :
-Depuis ton retour, as-tu eu des contacts physiques ?
-Vous voulez parler de sexe ?
Damon hausse les épaules.
-Je ne sais pas. C'est à toi de me le dire. Est-ce que ton ancienne petite amie t'attendaità ton retour ?
J'ai tellement envie de rire que j'en ai la gorge qui gratte.
-Pas vraiment. Ma sœur m'a serré dans ses bras, mon père m'a serré la main etcertaines amies de ma mère m'ont tapé dans le dos.
-Est-ce toi qui as pris l'initiative de ces gestes ? Les as-tu suggérés ?
-Non, pas du tout ! Vous me fichez la trouille avec vos questions tordues.
-Caleb, il arrive que certains jeunes hommes développent des problèmes affectifs suiteà un séjour en E.P. Ils n'arrivent plus à faire la différence entre les contacts physiquesnormaux et ceux qui...
-J'ai touché une fille, dis-je en l'interrompant.
-Raconte-moi.
La nuit dernière me revient à l'esprit. Le moment où Maggie a voulu se relever. Ladouleur intense qui l'a traversée, ses mâchoires crispées, ses poings serrés et ses sourcilsfroncés. Depuis mon retour, Maggie est la seule personne vers laquelle j'ai tendu la main.Et ça s'est mal passé.
-Une fille avait besoin d'aide pour se relever, et j'ai voulu l'aider. Fin de l'histoire.Ou à peu près.
-T'a-t-elle remercié ?
J'hésite, puis je ramasse un caillou pour le lancer vers le terrain de base-ball, de l'autrecôté du parc.
-Elle s'est écartée de moi. C'est ce que vous vouliez entendre ?
-Seulement si c'est la vérité.
Je me tourne vers lui pour qu'il voie à quoi je ressemble quand je ne blague pas.
-Tu as peut-être été un peu brusque.
-Je n'ai eu aucun geste brusque, dis-je avec fermeté.
-De qui s'agit-il ?
Si je ne réponds pas, Damon va probablement revenir demain, et les jours suivantsjusqu'à ce que je crache le morceau. Où est le problème, après tout ? Je jette un coupd'œil au vieux chêne, tout en m'attendant à moitié à voir Maggie à son pied, soucieuse, encolère.
Finalement, je me tourne vers lui.
-J'ai touché la victime de l'accident pour lequel j'ai été condamné.