Tout au long de ma petite fête de bienvenue, je souris comme un hypocrite, mais les copines de ma mère n'y voient que du feu. Enfin, je crois. Maman ne me lâche pas les baskets. Elle me serre contre elle et ne cesse de s'esclaffer en exhibant son cher fils réformé. Combien de temps puis-je jouer ce rôle sans craquer ? Et en admettant que je tienne, combien de temps, elle, est-elle capable de tenir ? Papa ne semble pas choqué par sa transformation de Jekyll en Hyde. Comment se fait-il que mes parents soient à ce point attachés aux apparences ?
-Caleb est devenu pratiquant, affirme ma mère à Mme Gutterman en me propulsant vers la femme du révérend.
-N'est-ce pas, Caleb ? poursuit-elle.
-J'ai prié tous les jours, confirmé-je, maître de mon personnage comme jamais.
La vérité ? J'ai effectivement prié tous les jours, mais uniquement pour que je survive à la prison, que je retourne à Paradise, et que tout redevienne comme avant. L'allusion de ma mère à mes pratiques religieuses est d'autant plus creuse que nous n'avons jamais évoqué ma vie de prisonnier. Elle ne m'a posé aucune question, et je me suis bien gardé de lui raconter quoi que ce soit. La vérité ne l'intéresse pas, dans le fond. J'espère simplement qu'en faisant semblant, je ne contribue pas à rendre cette famille encore plus malade. Mme Gutterman est appelée par un autre convive. Me voilà seul avec ma mère.
-Tu devrais boutonner ta chemise, murmure-t-elle en se penchant vers moi.
Je baisse les yeux vers mon col. Aujourd'hui, je n'ai pas envie de me disputer avec ma mère. Pas pour un motif aussi futile. Ce serait idiot de m'emporter pour un bouton de chemise, alors que tout est déjà tellement compliqué. Une fois mon col ajusté, je vais rejoindre ma sœur gothique, un verre de limonade en main. À force de m'obliger à sourire, tous les muscles de mon visage me font mal.
-Tiens, ta boisson préférée.
Elle secoue sa chevelure de jais d'un geste négatif.
-Plus maintenant.
Quitte à rester planté un verre à la main, autant en boire une gorgée. Beurk !
-Quelle horreur ce goût de citron artificiel ! Comment tu faisais pour boire ça ?
-Je ne bois plus que de l'eau. De l'eau plate toute bête.
Cela a de quoi surprendre, de la part d'une fille qui coupait systématiquement ses jus de fruits avec de la limonade et ne pouvait manger du poulet sans y ajouter un mélange de sauce barbecue, ketchup, moutarde et parmesan. L'eau plate ne ressemble décidément pas à ma petite sœur... Debout, à côté d'elle, j'observe la scène qui se déroule dans le jardin. Paradise n'est pas une grande ville, mais dès qu'on y parle d'une fête, les gens se ramènent en nombre.
-Il y a du monde ce soir.
-Ouais. Maman s'est pliée en quatre, commente-t-elle.
-Et papa n'a rien fait pour l'en empêcher.
Leah hausse les épaules avant de rétorquer :
-Pourquoi il aurait fait une chose pareille ? Elle finit toujours par gagner de toute façon.
Après quelques minutes de silence, Leah reprend la parole :
-Est-ce qu'on t'a obligé à te couper les cheveux ?
Je passe une main sur mon crâne rasé de près.
-Non.
-Ça te donne un air dur.
Est-ce le moment de lui dire à quoi elle ressemble, elle, avec ses cheveux teints en noir ? J'y songe brièvement, avant de me dire que ce n'est sans doute pas le moment d'aborder le sujet. Leah remue les pieds, mal à l'aise.
-Brian organise une fête chez lui, ce soir.
-Deux soirées le même jour, à Paradise ? Les choses ont bien changé.
-Plus que tu ne le penses, Caleb. Tu comptes faire un saut chez Brian ?
Passer ma soirée à faire le pantin devant les amis de mes parents me saoule déjà bien assez.
-Sûrement pas ! Et toi, tu as l'intention d'y aller ?
Leah hausse les sourcils et plonge ses yeux dans les miens. Message reçu. Elle n'y va pas non plus.
-Tu devrais garder maman à l'œil, me conseille-t-elle en rongeant ses ongles peints en noir.
-Pourquoi ça ?
-Parce qu'elle vient de prendre le micro.
À ce moment, précisément, un énorme bourdonnement retentit ; puis la voix de notre mère traverse le jardin.
-Merci à tous d'être venus, annonce-t-elle avec un talent qui enchanterait la reine d'Angleterre. Et merci d'accueillir mon fils à bras ouverts.
À bras ouverts ? Ma propre mère ne pose jamais la main sur moi, à moins qu'il ne s'agisse de parader en public. La comédie a assez duré. Pourvu qu'elle ne me tende pas le micro ! Il faut que je m'échappe de cette maison. Tout en me dirigeant vers le jardin public, je sors ma chemise de fayot de mon pantalon trop serré et je la déboutonne. Enfin ! C'est la première fois que je me sens libre depuis que j'ai quitté l'E.P. Je peux aller où je veux, et ouvrir ma chemise autant que j'en ai envie ! Personne ne me parle ou ne m'observe comme une bête curieuse. Je donnerais tout pour retourner en arrière, pour avoir une chance de tout recommencer. Malheureusement, c'est impossible.
On n'efface pas le passé. Il ne me reste qu'à faire de mon mieux pour que les gens l'oublient. En atteignant le parc, j'admire le vieux chêne auquel je grimpais quand j'étais petit. Un jour, Drew et moi avons fait le pari de monter le plus haut possible. J'ai gagné, mais la branche sur laquelle j'étais assis a cédé. J'ai gardé le bras dans le plâtre pendant six semaines, mais ça m'était égal. J'avais gagné. Je lève la tête en cherchant du regard cette branche cassée. Est-elle toujours là, comme une preuve de mon lointain exploit ? Ou l'arbre a-t-il traversé suffisamment de saisons pour effacer le passé ? Je contourne le vieux chêne et m'arrête net, saisi par la surprise. Quelqu'un respire. Devant moi, adossée au tronc, est assise Maggie Armstrong.