La tablette

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« On devrait être de retour d'ici trois heures », précisa Milena, à l'adresse de Timofei, en claquant la porte du 4x4.

Vermine avait pris place côté passager et fixait la route, indifférent. Trois fois par semaine, le couple livrait en sang le domaine de Faust. La terrible châtelaine ne tolérait ni retard ni excuse – et encore moins celle expliquant que des enfants de huit ans, censés être sous surveillance, avaient détruit une partie de la production. Ils avaient dû puiser dans les réserves d'urgence.

Les petits sorciers observèrent, par la fenêtre, la voiture s'éloigner sur le chemin enneigé. Melody, réveillée – et lavée – depuis plusieurs heures, était très partagée quant à leur situation. Ils étaient toujours prisonniers, mais, en soit, s'échapper de la maison aurait été très simple : Timofei avait beau être un homme de carrure impressionnante, il ne faisait pas le poids face à la magie.

Seulement, une fois dehors, que faire ? Voyager en traîneau jusqu'à trouver de l'aide n'avait pas fonctionné du tout – Vermine les avait retrouvés très vite de toute façon – et recommencer c'était risquer d'être capturé de nouveau. Le vampire avait été très clair à ce sujet : tant qu'ils se tenaient tranquilles, les enfants pouvaient rester là, au chaud, avec de la nourriture adaptée et des adultes pour veiller sur eux, mais au moindre souci il venait les chercher par la peau du cou – au sens propre, sans aucun doute – pour les ramener dans les cachots de Faust, à manger des pommes.

La petite fille, pourtant, ne se décourageait pas : il fallait juste trouver un plan pour s'assurer d'être vite retrouvés, lorsqu'ils s'échapperaient. Le plus simple aurait été de se transférer, mais Melody connaissait très bien les risques de ce sort très gourmand en magie : la mort ou la mutilation.

La voiture avait depuis longtemps disparu à l'horizon lorsque Timofei rentra enfin, les bras chargés de grosses bûches. Il les entreposa près du poêle, à qui il en donna une à brûler. Il s'affaira ensuite à nettoyer les taches de sang toujours bien incrustées dans le carrelage. Il était pâle et le bandage autour de sa tête avait, par endroits, pris une teinte rouge. Il se servait avec beaucoup de prudence de son bras gauche, sans doute aussi blessé. Melody évitait de trop l'observer, par peur de croiser son regard : Adam et Clarence lui avaient raconté l'horrible histoire de Vermine – enfin, d'Eliot. Même si c'était pour se défendre, la fillette se sentait mal d'avoir fait blesser cet homme qui, en définitive, était au moins autant prisonnier de Faust qu'eux.

« Peut-être qu'on pourrait le convaincre de nous aider... » murmura Adam, en français car Timofei ne parlait pas cette langue.

Assis en tailleur sur un coussin, adossé au fauteuil sur lequel Clarence était installée et faisait mine de lire, le garçon regardait lui aussi Timofei s'affairer. Son raisonnement avait sans doute suivi le même chemin.

« On peut essayer, répondit Clarence, mais je ne pense pas qu'on puisse vraiment compter dessus. Il nous faut un autre plan.

— Partir, ça ne sera pas compliqué, renchérit Melody, mais partir où ? »

Elle se réjouissait de constater que ses amis réfléchissent tout autant qu'elle à un moyen de les sortir de là. Timofei, en entendant les messes basses de ses prisonniers, se dirigea vers eux. Les enfants se turent brutalement lorsqu'il les questionna, en Russe.

« Il demande de quoi on parle, traduisit Clarence.

— Dis-lui qu'on s'ennuie », répondit Melody, en croisant les bras.

L'information laissa l'homme embarrassé. Il se gratta l'arrière du crâne, puis tourna les talons et monta à l'étage. Il revint quelques minutes plus tard avec un long pavé en verre noir, qu'il tendit à Adam, avec quelques mots secs, avant d'aller se remettre à son ménage.

« C'est pour qu'on s'occupe », expliqua le garçon, lui aussi très perplexe.

Les enfants, intrigués, se firent passer l'étrange objet, sans parvenir à saisir en quoi il pourrait bien leur permettre de ne pas s'ennuyer. Au bout de quelques instants, Clarence trouva un bouton qui, quand on le pressait, illuminait la vitre de motifs incompréhensibles ou presque : Melody reconnut une espèce d'horloge dessinée en haut du rectangle. Il était seize heures dix-huit. L'heure de goûter, songea-t-elle, mais sans le dire à voix haute, car elle n'avait pas très faim. La tablette s'alluma et s'éteignit plusieurs fois sous le regard dubitatif des enfants. Adam capitula et interpella Timofei, en russe. Ils échangèrent quelques mots, puis l'humain récupéra l'objet, et les trois petits sorciers tombèrent dans un abîme de contemplation.

L'écran diffusait à présent des images qui bougeaient. Des personnages dansaient, chantaient et jouaient sous la surface du verre. Ils racontaient une histoire que Melody suivait sans difficulté, bien qu'elle ne comprennent rien aux paroles russes qu'émettait l'artefact.

« Comment des humains aussi isolés peuvent-ils avoir une telle magie chez eux, murmura-t-elle, sans détacher ses yeux du spectacle.

— C'est pas de la magie, rétorqua Adam, c'est de la technologie. De la technologie humaine.

— Chut ! j'entends rien ! » conclut Clarence.

Aucun d'entre eux n'aurait su dire combien de temps ils restèrent à fixer la machine à histoire. Timofei avait terminé le ménage, leur avait servi des biscuits et s'était installé dans un fauteuil, en face d'eux, sans qu'aucun des trois ne le remarque vraiment. Les récits - car il y en avait plusieurs, peut-être même une infinité - s'enchaînaient, les personnages changeaient, les musiques et les décors aussi, mais l'attraction exercée sur les enfants ne diminuait pas. C'était doux, rassurant, coloré, enivrant... Seule Melody, qui ne comprenait rien aux dialogues, relevait parfois la tête et dévisageait leur hôte-geôlier quelques instants. L'humain n'allait pas très bien, il semblait plus blanc encore qu'avant, et elle l'avait entendu vomir dans les toilettes.

Adam poussa soudain un cri de surprise et se redressa d'un coup, comme si l'objet – dont il s'était déclaré le gardien – lui avait brûlé les doigts. De fait, à la place des gentils personnages aux couleurs pastel, l'écran n'affichait plus qu'un gigantesque brasier bardé d'écritures russes. Une voix éraillée débitait une litanie que Melody ne pouvait comprendre, mais dont elle captait parfaitement les accents de panique.

Timofei bondit hors de son fauteuil et arracha l'artefact des mains du petit sorcier. Il fit jouer ses doigts sur la surface de la vitre, ce qui augmenta significativement le volume du son qui en sortait. Adam, comme Clarence, avait les yeux écarquillés et cette dernière avait même posé sa paume sur sa bouche, horrifiée.

« Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que dit la tablette de verre ? Qu'est-ce qui se passe ? gémit Melody.

— Ça dit qu'il y a un incendie pas loin de Londres, souffla Adam. Une explosion. Ça a endommagé toute une zone et ça dit que les sorciers et les humains ne savent pas comment faire pour régler le problème. Que ça risque d'empirer parce que le feu a touché une centrale nucléaire. Ça dit que la réaction en chaîne est démarrée et que plus rien ne peut vraiment la stopper. Et, si ça explose, ça pourrait détruire tout Londres. »

Il se tut pour entendre la suite et, à son tour se bâillonna la bouche, mais contrairement à Clarence, il le fit en signe de surprise.

« Ma famille... les Mycrofts... ils ont proposé d'aider à contenir l'onde de choc et à la déplacer dans une zone inhabi... »

Un juron sonore, échappé des lèvres d'un Timofei plus livide que jamais, mit fin à la diffusion. L'homme jeta sur la table basse la tablette dont l'écran était redevenu noir. Il porta la bouche à son poignet puis débita un flot de paroles désordonnées. Sa voix très aiguë trahissait sa panique.

« Je crois qu'il parle à Milena, murmura Adam. Il lui dit, pour l'accident à Londres. Et que ma famille a proposé de déplacer l'explosion dans leur complexe pétrochimique en Sibérie. Il a très peur, parce que l'usine, il n'est qu'à quelques kilomètres d'ici. »

Melody, huit ans, deux vampires et l'apocalypseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant